MEHDI HMILI, CINÉASTE, À LA PRESSE : «NOUS FABRIQUONS UN CINÉMA UNIVERSEL QUI TOUCHE TOUT LE MONDE»

Par Asma DRISSI – La Presse de Tunisie – Publié le 09/08/2021

Il fait partie d’une génération que l’on qualifie d’insolente, une insolence créative, frontale et constructive. Le cinéma pour lui est un poème populaire qui bouscule, heurte, à la fois personnel et universel. Son film «Streams» est retenu en compétition officielle de la section «Cineasti Del Presenti» de la 74e édition de Locarno Film Festival,  son documentaire coréalisé avec Abdallah Chemakh, «Fouledh» est sélectionné dans la section «La Fabrique Cinéma» à Cannes 2019 et son tout récent projet, «Les saisons de Jannet», vient de recevoir le soutien de la commission italo-tunisienne d’aide au développement d’œuvres cinématographiques. Auteur, scénariste, réalisateur et producteur, Mehdi Hmili tient à faire partie d’une effervescence cinématographique passionnante. Entretien

«Streams» est le nouveau film que vous portez et, d’après le synopsis, vous êtes toujours habité par les mêmes problématiques avec un parti-pris pour les couches les plus démunies, que cherchez-vous à exprimer par votre cinéma ?

  • Pour chaque cinéaste, le cinéma reste une expression très personnelle, et quand je fais un film j’ai envie de parler de moi-même, d’un monde que je connais et que je maîtrise. Mes personnages, comme dans «Thala mon amour», appartiennent à une certaine couche sociale, et le film parle d’eux, raconte leur histoire à un moment donné. Pour «Streams», je raconte comment, lorsqu’on essaye de s’élever, le système policier, la corruption et autres freins nous empêchent de prendre l’ascenseur social. Il s’agit d’une famille prolétaire dont la mère est ouvrière dans une usine de textile et qui rêve d’ascenseur social. Son fils est footballeur, et on sait tous ce que le foot peut offrir comme ascension sociale. Mais dès que cette catégorie sociale commence à rêver à accéder à un niveau supérieur, tout un système se dresse face à elle et la société la punit. C’est ça l’enjeu qui m’intéresse, et tout le film se joue à ce moment-là, lorsque la mère est obligée de trahir ses collègues qui font grève pour que son fils réussisse.
    Ce que j’essaye avant tout d’exprimer est très personnel, c’est comme un poète qui dévoile ses propres sentiments, ses hantises, ses complexes, ses rêves, ses aspirations. C’est ce que j’essaye de transmettre à travers le film, ou mon cinéma, si j’ose dire. Je le voudrais très libre, très personnel, à travers lui je privilégie l’individu ou bien j’essaye de parler du collectif à travers les individus.

Dans vos précédents films, votre écriture se réfère aussi bien à un cinéma politico-social qu’à une approche poétique et esthétique, comment opère Mehdi Hmili ?

  • Pour moi le cinéma est aussi une écriture qui se fait avec la caméra, avec le mouvement, avec les acteurs. Certes, «Thala mon amour» parle de sujets politico-sociaux, d’un événement important qui est la révolution tunisienne, et aussi des choix que chacun de nous a pu faire à ce moment important de notre histoire collective. «Thala mon amour» parle de l’engagement, d’engagement politique, mais aussi d’engagement émotionnel, sentimental et amoureux, c’est ce qui m’importait le plus.
    Écrire un film, le produire, le finaliser puis le sortir, c’est d’abord le départ d’une histoire qui est personnelle, d’une histoire engagée. J’essaye toujours d’opérer de la même manière, écrire quelque chose de personnel, essayer de la protéger quand on est en phase de recherche de financement, j’essaye de protéger mes idées et mes idéaux surtout en allant vers d‘autres pays, vers d’autres territoires qui peuvent être partie prenante de mon projet et d’essayer de ramener le tout vers le tournage qui peut bien ou même mal tourner, telle une guerre. Et une fois terminée cette éprouvante guerre du tournage, éprouvante sur le plan physique et financier, le film commence à exister, à se libérer de mes griffes. Je fais en sorte que film existe sans moi, à travers moi, à travers mon corps, mon regard… Je m’implique à 200% de mes forces dans le film avec la technique, les acteurs, je les incite à se libérer du scénario et à me donner quelque chose d’organique, de vrai et de sincère. J’essaye d’être le réalisateur qui prend tous ces facteurs, toute cette énergie humaine et qui en fait quelque chose. 

Où en est votre film «Fouledh» (sélectionné dans la section «La Fabrique Cinéma» à Cannes et coréalisé avec Abdallah Chemakh ?)

  • «Fouledh» est un film particulier, je ne le qualifierais pas forcément de documentaire. C’est un film de cinéma. Pour moi, le genre en soi ne m’obsède pas et je conçois le film documentaire comme un film à part, une forme de cinéma très libre, très esthétique, très expérimentale. Nous avons commencé à tourner quelques parties du film et là on s’apprête à reprendre le tournage qui a été ralenti à cause de la pandémie de covid à partir de l’automne, on espère que le film sera prêt fin 2022. Pour moi, ce film reste une expérience cinématographique et humaine. Déjà, pendant son développement et sa réalisation, il a été présenté comme projet à Cannes et il a été sélectionné parmi les 10 meilleurs projets. «Fouledh» est une coproduction internationale entre la Tunisie, la France et le Luxembourg et j’espère faire un film important.

Quelles perspectives voyez-vous pour notre cinéma tunisien, en somme cette nouvelle génération qu’on retrouve dans plus d’un rendez-vous international ?

  • Dans le cinéma tunisien il y a une diversité, il y a des cinéastes qui ont leur propre touche et c’est avec eux qu’on arrive à enterrer le vieux cinéma des pères, les clichés, l’orientalisme. Je pense que cette nouvelle génération a su élever le niveau du cinéma tunisien et je trouve que notre génération a prouvé qu’elle a beaucoup de choses à dire.
    La génération des pères et des grands-pères n’avait pas trop de concurrence face à elle dans le cinéma arabe. Il y avait à peine 2 à 3 films par an venant monde arabe. Du coup, leur présence dans les festivals, soit à Cannes, à Locarno, à Venise ou à Berlin était un peu plus facile, vu la rareté du produit.  Maintenant on se retrouve, comme cette année, avec 20 films arabes dont près de 10 dans les plus grands festivals c’est quand même incroyable, non ! Je pense que cette génération a montré qu’elle est en train de fabriquer un cinéma universel qui touche tout le monde. Certes, nous venons de Tunisie, certes nous parlons de la société tunisienne, nous filmons notre pays, nos personnages parlent tunisien mais nous faisons un art universel qui touche tout le monde.

La question du financement reste, tout de même, un point crucial ?

  • Tout à fait ! Le seul défi pour nous c’est de financer nos films et de garantir la liberté de ton. La liberté de faire des films sur les sujets qu’on veut. La plus grande problématique de notre génération reste le financement, car  la subvention que la Tunisie accorde aux films est une petite partie de son budget global (à peine 20%). C’est pour cela que nous cherchons des possibilités de coproduction et c’est souvent auprès de la France ou du Qatar et des fonds arabes que nous les trouvons. Et cela peut influer sur notre liberté, c’est pour cela que je pense qu’il faut être le producteur de son propre film et producteur majoritaire pour avoir le final cut sur le montage et contrôler son film totalement. Je voudrais voir l’État financer plus les films et surtout revoir tout ce chemin de production de financement pour donner plus de chance aux jeunes et les soutenir pour faire leurs premiers films.

Quel regard posez-vous sur le cinéma ? et quelle réflexion en faites-vous ?

  • Je conçois le cinéma comme une forme d’expression majeure, qui est aussi à la fois très populaire. On peut toucher beaucoup plus de gens avec un film qu’avec un poème. J’essaye de faire des films en tant que cinéaste, mais aussi d’aider d’autres à faire les leurs. En produisant d’autres jeunes cinéastes, j’essaye de contribuer à cette effervescence, à ce mouvement de jeunesse qui s’installe. Nos pères ne nous ont pas aidés à percer dans le cinéma parce qu’on a traîné avec nous leur héritage de cinéma pseudo-engagé, pseudo-social qui, d’ailleurs, n’a pas contribué à la libération du Tunisien. Il ne faut pas qu’on reproduise les mêmes erreurs de nos pères et qu’on aide à produire plus de films de jeunes. La bataille à venir est de faire découvrir au monde un jeune cinéaste tous les 2 à 3 ans, de produire des films libres. C’est ce que j’essaye de faire et je me lève tous les matins avec la même envie de partager plus de nouvelles expériences, comme auteur, scénariste, ou producteur-réalisateur.

Source : https://lapresse.tn/


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