RAJA AMARI : «SUIVRE LES PERSONNAGES DANS LEUR DÉPASSEMENT»

Raja Amari, réalisatrice

Entretien dirigé par Naceur SARDI et Mahrez KAROUI – Écrans de Tunisie, 13 janvier 2010

Comme c’était le cas avec son premier long-métrage, Raja Amari provoque un débat houleux avec sa seconde œuvre «Les Secrets». Journaux, télévisions et radios donnent leurs avis et transmettent ceux du grand public et des critiques du cinéma. Ceci provoque un autre débat autour de la perception d’un film.

Nous avons rencontré la réalisatrice pour voir comment, elle, voit ses œuvres et son parcours.

Vous avez commencé comme critique au sein de l’équipe «Cinécrits», à l’ATPCC, sous la direction de Tahar Chikhaoui, avant de passer à l’acte de la création cinématographique. Jusqu’à quel point cette expérience de critique a-t-elle façonné votre manière de faire des films ?

  • Je crois que l’envie de faire des films m’est venue avant même de devenir membre du groupe «Cinécrits». Mais ce qui était important dans cette expérience, c’est plutôt le fait de découvrir de grands films et de grands artistes. Avec «Cinécrits», j’ai appris à regarder les films, à découvrir les mécanismes de la création. Certainement cette culture cinématographique et cinéphilique a quelque part influencé ma vision et mes choix artistiques.

Devenir femme cinéaste en Tunisie, est-ce facile ?

  • En vérité, je n’ai pas rencontré des difficultés particulières. Les obstacles que j’avais à surmonter étaient celles que rencontre n’importe quel jeune cinéaste au début de sa carrière.

Pourquoi cette longue attente (sept ans) pour faire un deuxième long-métrage ?

  • Satin rouge m’a pris beaucoup de temps. Le film a circulé pendant des années dans les festivals et partout dans le monde. Après et sur une proposition de Youssef Chahine, j’ai tenté une expérience de film documentaire. J’ai voulu m’essayer à autre chose. La vérité, je n’étais pas très à l’aise avec cette forme. J’ai trouvé le documentaire plus difficile que la fiction. Je ne sais pas raconter une histoire que je ne maîtrise pas à l’avance. J’ai réalisé un documentaire sur Isabelle Eberhardt. Ensuite, j’ai écrit une pièce de théâtre pour une compagnie danoise. C’était aussi une expérience très intéressante qui m’a beaucoup appris sur la direction d’acteur.

Il y a dans tous vos films une transgression de la morale ambiante, contrairement, par exemple, à un Nouri Bouzid où la transgression est sociale ; même si on remarque une certaine filiation avec certains des films où il est partie prenante (Poupées d’argile, Les Secrets du palais).

  • Je me rappelle bien que j’étais encore au lycée quand j’ai vu «L’Homme de cendres» de Nouri Bouzid. C’est un film qui m’a marqué sur tous les plans. C’est peut être à partir de ce film que j’ai eu la conviction que le cinéma ne peut être que transgression. Mais contrairement aux films de Nouri Bouzid, mes films ont un propos moins social, moins direct, moins didactique et moins «donneur de leçons». Ce qui m’intéresse, c’est plutôt de suivre mes personnages dans leur dépassement.

Une atmosphère «féminine» plane souvent sur vos films, est-elle dûe à ce qu’on appelle souvent «sensibilité féminine» ?

  • Je crois que certains cinéastes hommes, en Tunisie et ailleurs, ont aussi une sensibilité féminine plus prononcée et plus manifeste que chez les femmes. Cependant, j’avoue que je trouve moins de difficultés à me plonger dans l’univers des femmes.

On a souvent l’impression que le personnage masculin est «maltraité» dans vos fictions. Dans «Les Secrets» (Dowaha), l’homme est représenté à travers des personnages qui donnent une image, le moins que l’on puisse dire, négative : père incestueux, copain infidèle, commerçant sans scrupules… Comment vous expliquez cela ?

  • Je me rappelle que pour Satin rouge en 2002, on m’a accusée du contraire. Certains trouvaient que dans le film, la femme n’a pas pu retrouver sa féminité que dans un univers masculin (le cabaret). Dans «Dowaha», l’homme est quasi-absent, presque sans incarnation ; mais ce n’était pas dans l’intention de diaboliser les hommes. Imaginez trois hommes à la place de cette mère et de ses deux filles, et vous allez voir que le film sera le même. Je ne m’inscris nullement dans une vision sexiste. Le fait que Ali trahit Salma avec une autre fille était nécessaire sur le plan dramatique pour rendre crédible la complicité qui va s’installer entre Salma et les trois femmes qui l’ont enfermée. Ceci dit, je crois que les personnages de femmes représentent plus d’enjeu et d’intérêt dramatique de par leurs corps, leurs situations, leurs aspirations et leur dynamique.

Dans «Les Secrets», les personnages connaissent bien les secrets des uns et des autres ! Espionnage par les trous de serrure et voyeurisme à travers portes entrebâillées sont omniprésents. Au fait, il n y a qu’un seul secret qui est ignoré seulement par Aïcha, Selma et le spectateur !

  • Le spectateur est plutôt dans la position de Salma qui atterrit un peu par hasard dans cet univers. C’est à travers le personnage de Salma qu’on découvre, au fur et à mesure, ces secrets.

Le personnage de Aïcha subit, tout d’un coup, une métamorphose brutale allant jusqu’à la furie meurtrière. Comment cette fille candide, naïve et simple d’esprit, a-t-elle pu devenir une tueuse de sang froid ?

  • Pour Aïcha, tout bascule au moment où elle découvre la supercherie de ses proches. Elle subit un choc, amplifié par le meurtre de Salma. Elle perd alors tous ses repères et réagit en conséquence de manière très violente.

Un autre personnage du film est passé inaperçu : la mouette empaillée. Filmée en rapproché au début, elle apparaît vers la fin en entier, les ailes déployées.

  • Avec Kaïs Rostom (chef décorateur), on a beaucoup travaillé sur les accessoires. On a essayé d’exprimer cette existence figée des personnages à travers ces oiseaux empaillés. Et même si je ne suis pas très fan du symbolisme, nous avons voulu donner certains sens aux objets, par exemple, le rasoir symbolise la présence de l’homme (ou son absence aussi), et sert, à Aïcha, de moyen de découvrir sa féminité. À la fin du film, il devient l’outil du crime.

Le rythme et le tempo du film reste inchangé du début jusqu’à la fin. Or, les événements prennent une allure en crescendo dès qu’Aïcha découvre la dépouille du chien. N’avez-vous pas été tentée, vers la fin du film, par un montage plus appuyé qui s’adapte très bien au thriller ?

  • Au montage, on a chapitré le film et puis on a essayé de créer les événements au sein de chaque chapitre. C’est aussi une question de style. Je n’ai pas voulu influencer le spectateur par une caractéristique de ce genre cinématographique. J’ai voulu garder la dimension onirique de l’œuvre parce que je ne voulais pas rentrer dans une sorte de réalisme. Toute l’histoire passe à travers le regard d’Aïcha ; elle épouse donc son rythme et sa façon de la percevoir ; avec tout ce que ceci implique d’irrationalité, d’irréalisme et de «trous» que le spectateur doit combler par sa propre lecture de film.

Vous vivez à Paris, mais vous faites des films en Tunisie. Pensez-vous faire, un jour, du cinéma en France ?

  • En fait, je fais le va-et-vient entre la Tunisie et la France, car je ne me suis jamais coupée de mon pays. J’ai écrit un scénario qui se passe entièrement en France et je crois que je vais le réaliser là bas, car c’est un projet qui nécessite un très grand budget. Cependant, je trouve qu’en Tunisie nous avons des sujets très riches. J’aime travailler en coproduction : ceci permet de mélanger les expériences et de provoquer des rencontres intéressantes.

«Les Secrets» a été sélectionné au festival de Venise. Est-ce un retour du cinéma tunisien sur la scène internationale ?

  • Je ne sais pas, mais je suis contente que mon film soit sélectionné. Pour moi c’est une forme de reconnaissance ; quoi que les grands festivals ne fassent pas toujours la bonne sélection. Pour le cinéma tunisien, je crois qu’il nous faut une nouvelle fraicheur. Les jeunes cinéastes peuvent l’apporter.

Entretien dirigé par Naceur Sardi et Mahrez Karoui

(Écrans de Tunisie, janvier 2010)

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