ITINÉRAIRE D’UN CINÉASTE TUNISIEN

Par Chantal SOYER – Afrique Asie du 15 février 1982

«Le cinéma, langage jeune, n’est ni codé ni figé».

D’emblée, Mohamed Charbagi se situe lui-même comme un réalisateur en exil. Et il est vrai que, dans son parcours, on retrouve bien des constantes de ceux d’autres réalisateurs d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine : départ obligé, lors des études cinématographiques, pour une des Mecque du cinéma (Paris, Rome ou Londres), double culture : malaise de l’homme du tiers-monde très «occidentalisé» ; difficultés de production et de distribution ; difficulté à se faire entendre des autres, mais aussi des siens…

Adolescent imprégné de cinéma occidental, exotique, violent et érotique (James Bond, les Flint, le western…), Mohamed Charbagi affirme plus tard, à travers le dense réseau des ciné-clubs et des Maisons de la Culture de Tunisie, au contact de la Nouvelle Vague française, sa vocation de cinéaste.

Se décide alors pour lui un exil déterminant, puisque c’est à Paris qu’il choisit de faire ses études cinématographiques. Il y découvre que «le cinéma, langage jeune, n’est ni codé ni figé». Et il prend alors conscience de la nécessité de s’inventer un style et un langage en rapport avec sa propre situation, entre deux cultures, l’arabe et la française.

Son objectif : se démarquer du cinéma occidental, conçu pour être rentable et faisant appel aux besoins d’identification du public à des héros positifs (histoires sentimentales, westerns, etc.). Il entend pratiquer un cinéma en prise directe sur le réel, reflétant les problèmes de ce monde dont il est issu, bref, essayer d’élaborer un langage plus authentique sans renier le plaisir du spectacle.

C’est cette recherche que Mohamed Charbagi tente de mettre au point dans ce qu’il appelle ses «expériences» cinématographiques. Avant son premier film, «Petite histoire d’œufs» (11 minutes, en couleur), il s’essaie, en 1973-1974, au cinéma d’animation. Un personnage en forme d’œuf brun décide de quitter sa contrée natale, aride et pauvre, pour rejoindre un pays peuplé d’œufs blancs. À travers les péripéties de ce petit œuf passe un message politique sur les causes de l’émigration et ses effets (aliénation culturelle et problème du retour), thèmes qui hantent Mohamed Charbagi. L’aspect culturel l’emporte ici sur l’analyse des causes économiques. L’auteur pose les prémisses d’un débat global et souligne la nécessité, pour l’immigré, de ne pas se laisser déposséder de sa culture. Débat auquel il a tenté de donner une autre dimension au cours des Journées cinématographiques de l’Immigration, qu’il a organisées avec CinémAction à Paris, au studio Saint-Séverin, en juin 1981.

Avec «Somaa», film en 16 millimètres, en couleur, de 52 minutes, c’est le cinéma direct qu’il expérimente d’une manière originale, associant la fiction et le documentaire. Sous forme de conte parabole, il nous montre le monde rural tunisien, en pleine mutation, s’arrachant à un passé où la culture populaire (contes, traditions orales) était intensément vécue et abordant un présent où l’économique envahit tout le quotidien, où l’influence de la capitale et de l’étranger se font donc de plus en plus sentir. Ici encore on retrouve le thème de l’acculturation, de la perte de substance d’une société qui finit par se fondre dans un ensemble plus vaste. L’exil lui a permis de «prendre conscience de l’aliénation culturelle et économique de son peuple» et de «renforcer en lui le sentiment national (tunisien et arabe)». Mais sa démarche n’exclut ni la poésie documentaire, ni la beauté des images. Il s’agit là d’un film d’auteur très personnel.

L’acculturation

Deux films reportages sur la question érythréenne – «Pourquoi l’Érythrée ?», 30 minutes, et «Pour l’Érythrée», 70 minutes – viennent illustrer sa troisième expérience. «Ils pourraient être classés dans la catégorie des films d’intervention, ce sont des films de combat». Le processus historique et la situation actuelle de ce pays en guerre font l’objet d’un exposé rigoureux et didactique. Surtout destinés à sensibiliser un public ignorant tout, la plupart du temps, de ce conflit, ces films ne manquent pas d’efficacité.

Quant aux projets, les idées ne manquent pas, mais leur mise en forme passe, comme toujours, par les problèmes de production. Un documentaire sur la calligraphie arabe est en cours de réalisation. Et, depuis longtemps, Mohamed Charbagi pense à un film sur les relations entre le pouvoir et la religion, qui serait réalisé d’après une nouvelle de Moharned Aziza, «La Montagne de l’araignée».

Chantal Soyer

Afrique Asie du 15 février 1982


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