MOHAMED CHARBAGI : UNE QUESTION DE MOULE

Propos recueillis par Hédi DHOUKAR – Cinémas métis – juillet 1990

Vous êtes passé de la réalisation à la production, notamment pour «Racines» sur FR3. Est-il aujourd’hui facile de produire un film beur en France ?

  • Aujourd’hui, la production est liée à une question de cases. Le film, ou l’émission de télévision, doit correspondre à une case pour les programmateurs de salles ou les programmateurs de chaînes qui sont plus influents que les producteurs. Cela veut dire que pour qu’un film, ou une émission, soit monté, fabriqué, il doit correspondre à un besoin, comme un produit qu’on met dans un supermarché, qui est adapté au goût du public. D’où la nature d’un certain nombre de films et la raréfaction des films d’art et d’essai et des films difficiles, qui ne correspondent plus à des grilles de diffusion en salle, ni sur des chaînes. On va vers une standardisation du produit cinématographique et audiovisuel, dans un système où la décision va davantage à ceux qui font la programmation qu’à ceux qui assurent la production. Il faut donc que le producteur trouve une case où placer son produit.

Le réalisateur beur ou immigré n’a donc pas intérêt à se singulariser. Il doit entrer dans ce moule ?

  • L’originalité du sujet, la personnalité du réalisateur, sa capacité à imposer son idée jouent. Mais il faut aussi que son produit trouve une place sur le marché. Qu’on le veuille ou non, c’est déterminant. D’où la proportion croissante de projets de longs-métrages en France qui obtiennent l’avance sur recette mais qui ne sont pas réalisés, parce que la production ne peut pas être montée. Les réalisateurs beurs doivent s’adapter à ce système de distribution, et aussi trouver un langage universel. Au cours des années 60, on a eu affaire à un cinéma militant, un cinéma-tract qui ne peut plus avoir cours. À présent, un film, fait dans ou sur l’immigration, doit obéir aux mêmes règles que les autres. Pour raconter une histoire et pour qu’elle puisse intéresser du monde, il faut aussi apprendre à la dépasser. Comment une littérature devient-elle universelle ? C’est une technique de narration. Il y a des gens qui savent mieux raconter que d’autres. Le problème n’est pas comment parler des sujets intéressants, mais comment les raconter ? Je reviens toujours à une phrase de Tewfik al-Hakim, dans Fann al-adab, son livre sur la littérature, l’écriture et la critique, dans les années 50. Il disait : «L’art est dans la parure d’un sanctuaire qui ne change pas». C’est lui d’ailleurs qui a réécrit le théâtre grec pour l’adapter à la culture arabe. Il ne s’agit pas de changer de problématique, il faut savoir la formuler autrement. C’est une question de forme. Le théâtre grec n’intéressait pas les Arabes, mais tel qu’il a été écrit par Tewfik al-Hakim, il les intéressait. Je ne crois pas qu’il existe en France un racisme dans la création télévisuelle ou cinématographique. Dans la mesure où elle est bien racontée, toute histoire a ses chances. Il y a toutefois un problème spécifique aux courts-métrages en général, beurs ou pas, qui ne trouvent pas d’espaces pour leur diffusion. D’où le soutien de l’État à travers l’aide à la création. Il les soutient à perte, parce que c’est considéré comme la meilleure école de cinéma, mais c’est une école qui ne peut pas dépendre du secteur privé. Il faut bien voir que le cinéma beur, ou celui qui est fait par les immigrés, est mieux diffusé en France que le cinéma venant des pays d’origine.

Propos recueillis par Hédi DHOUKAR

Cinémas métis, de Hollywood aux films beurs (CinémaAction numéro 56, 3ème trimestre – juillet 1990).


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