MÉMOIRE AUDIOVISUELLE EN PERDITION

Par : Mouldi FEHRI – Paris, 05.11.2020

Au moment où la production de la nouvelle génération de cinéastes tunisiens continue à remporter plein de succès et de prix aux différents festivals du monde entier et à faire ainsi honneur à notre pays et à sa culture, on ne peut qu’être fiers de ces jeunes cinéastes et optimistes pour l’avenir de notre cinéma national.

Ceci est d’autant plus important que ces réussites se font généralement sans aucune aide significative et suffisante de la part de l’état et malgré une politique de démantèlement de certains acquis commencée au cours des années 1980 et 90.

C’est pourquoi les succès d’aujourd’hui ne doivent pas nous empêcher de rappeler, par exemple, qu’on ne sait toujours pas ce que l’état tunisien :

  1. a fait pour la préservation de la riche et importante production des premiers cinéastes tunisiens
  2. et quel avantage a-t-on réellement tiré de la disparition de la SATPEC [Société Anonyme Tunisienne de Production et d’Expansion Cinématographique].

Plusieurs questions de ce type se posent de façon récurrente depuis longtemps et nécessitent, à notre avis, que les pouvoirs publics se décident, enfin, à y apporter une réponse claire et nette :

  • Qu’avons-nous fait des premiers films tunisiens et de nos archives audiovisuelles en général (les négatifs et les rushes, ainsi que les copies des «Actualités tunisiennes») ?
  • Que sont-ils devenus depuis la liquidation et la privatisation de la SATPEC et des laboratoires de Gammarth en 1992 ?
  • Dans quel état se trouvent-ils et qu’avons-nous fait pour les préserver de l’humidité et les placer dans des conditions d’archivage conformes aux normes internationales dans ce domaine ?
  • Pourquoi ne pas procéder à leur restauration (si elle s’avère nécessaire) et à leur numérisation, afin de les sauver d’une usure inévitable et d’une perte inestimable, tout en donnant par la même occasion du travail à nos techniciens ?
  • Avons-nous, au moins, procédé à un inventaire sérieux de tout ce qui existe, pour mettre ce trésor que représente notre mémoire audiovisuelle à la disposition des étudiants et chercheurs qui pourraient s’y intéresser pour étudier cette partie de notre patrimoine culturel ?
  • N’y-t-il pas dans ces archives et ces premiers films tunisiens une partie de la mémoire de notre peuple et de son histoire qui mériterait un minimum d’intérêt et de sauvegarde en vue d’une nécessaire transmission aux générations à venir ?

Comme nous le disions plus haut, ces questions ne datent malheureusement pas d’aujourd’hui et plusieurs alertes à ce sujet ont été lancées depuis longtemps.

À titre d’exemple, vous trouverez ci-après un texte diffusé par l’équipe de notre ancienne revue de cinéma «ADHOUA» (le 16.02.1980), qui dénonçait déjà le projet de liquidation de la SATPEC et de démantèlement progressif des acquis du cinéma national tunisien, tout en attirant l’attention sur la nécessaire sauvegarde de notre patrimoine filmique.

Quarante ans après, les questions soulevées dans ce texte s’avèrent tout-a-fait justifiées et restent toujours d’actualité.


NON À LA LIQUIDATION DE LA SOCIÉTÉ ANONYME TUNISIENNE DE PRODUCTION

ET D’EXPLOITATION CINÉMATOGRAPHIQUE

Le gouvernement tunisien vient de décider autoritairement la liquidation de la société anonyme tunisienne de production et d’exploitation cinématographique (SATPEC).

Ainsi, il a décidé, lors d’un conseil interministériel :

  • La suppression du monopole sur la distribution, à l’intérieur du pays, confié à la SATPEC, depuis le 12 février 1979.
  • L’abandon des salles de cinéma qu’elle gérait, au profit des privés.
  • Le démantèlement du complexe cinématographique de Gammarth et du département de production de la même société.

Les conséquences d’une telle décision sont d’une extrême gravité et elles sont de nature à accroître, encore plus, notre dépendance à l’égard des trusts cinématographiques internationaux qui vont pouvoir contrôler totalement, par l’intermédiaire de la Warner Bros et du Cotudic, (auquel on vient de confier l’importation et la distribution des films), le marché cinématographique tunisien.

D’après les dernières informations, la SATPEC va se transformer en une agence d’information au service de ces deux premières.

Ces mesures ne font, par ailleurs, qu’accentuer les problèmes de l’emploi dans la profession, du fait du licenciement de plusieurs techniciens travaillant jusque là à la SATPEC.

Plus encore, la décision de liquider le complexe de Gammarth va empêcher toute nouvelle production nationale, professionnelle ou non professionnelle.

Ces mesures vont, d’autre part, largement peser sur la qualité des films qui vont être commercialisés d’ans l’avenir par les représentants des trusts internationaux. La menace de voir notre pays se transformer en «paradis cinématographique» aux couleurs de la violence, de la haine, du racisme et de l’acculturation est plus grande que jamais !!

Alors que l’aspiration à une culture nationale n’a fait que grandir dans notre pays, alors que le peuple tunisien, épris de son identité culturelle, n’a cessé de revendiquer le droit à assumer son héritage culturel et à approfondir des perspectives nouvelles, lui permettant d’affirmer ses possibilités créatrices le pouvoir tunisien n’a cessé de remettre en cause cette légitime aspiration et l’avancée d’une politique culturelle nationale.

La Tunisie, l’un des rares pays du «Tiers Monde» à avoir édifié des structures culturelles nationales en général, et cinématographiques en particulier, se trouve confrontée depuis quelques années à une folle entreprise de démantèlement des acquis.

Depuis quelques années, des mesures autoritaires et arbitraires se sont abattues sur les organisations cinématographiques nationales.

  • 1975 : Le pouvoir tenta de récupérer le festival international du film amateur de Kélibia (FIFAK) pour l’étouffer et anéantir par là son organisateur, la FTCA.
  • 1978 : Une série de manœuvres, d’une extrême gravité visaient à mettre fin à l’expérience des Journées Cinématographiques de Carthage, mais sans succès. Carthage a survécu !
  • 1979 : à la dernière session du FIFAK, un ministre de la culture perd son sang-froid et empêche le président du jury d’affirmer l’aspiration de tous, l’aspiration à une culture nationale.

Pendant tout ce temps le pouvoir a multiplié les provocations, en fermant des clubs affiliés à la Fédération Tunisienne des Ciné Clubs (FTCC) et à la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs (FTCA), à suspendre les subventions, à interdire des images parce qu’elles dérangent, à licencier des travailleurs du cinéma et de la télévision, à empêcher la production d’un film national parce qu’un autre ministre, de la Culture verra toute idée de création comme fantôme de «l’idéologie importée» non importé en référence aux Bruce Lee, Ringo…

Aujourd’hui, ce même pouvoir prend la décision de liquider la SATPEC, sous prétexte d’un déficit de 4 millions de dinars. Qui en est le responsable ?

Les organisations cinématographiques n’ont-elles pas toujours appelé à la mise en œuvre d’une politique cinématographique nationale pour résoudre la crise. ?

Ces mêmes organisations n’ont-elles pas soumis, à plusieurs occasions, des solutions réalistes et sérieuses, en vue de contribuer à l’émergence d’un cinéma national en Tunisie ?

S’il est vrai que du fait de la politique du pouvoir, la SATPEC n’était pas en mesure de mener à bien une politique de production cinématographique nationale, faire appliquer les décisions relatives au monopole sur l’importation et sur la distribution des films…, il serait fort injuste de ne pas reconnaitre la contribution de cet organisme à la production de tous les films tunisiens et à la commercialisation de certains d’entre eux.

La SATPEC est un acquis ! Elle est, dans les conditions actuelles, le meilleur moyen de se tenir, malgré tout, à genoux, sans périr et ceci du fait de son infrastructure et de la compétence de ses hommes, travailleurs du cinéma.

  • Nous disons Non à la liquidation de la SATPEC.
  • Nous disons Non à cette folle entreprise de démantèlement des structures nationales.

Le cercle d’études et de recherches cinématographiques (CERC) exige l’abrogation immédiate des décisions du conseil interministériel et la mise en œuvre d’une politique cinématographique nationale. Une telle politique ne doit, en aucun cas, se faire sans l’accord et sans la contribution de l’Association Tunisienne des Cinéastes (ACT), la FTCC et la FTCA.

  • NON A LA POLITIQUE DE DÉMANTÈLEMENT DES STRUCTURES CINÉMATOGRAPHIQUES NATIONALES
  • NON À LA MAIN MISE DES TRUSTS CINÉMATOGRAPHIQUES INTERNATIONAUX.
  • POUR UNE POLITIQUE CINÉMATOGRAPHIQUE NATIONALE EN TUNISIE.

QUELQUES INDICATIONS SUR LA SATPEC

Société semi-étatique, la SATPEC fut crée en 1960. Le 5 janvier 1965 et par décret présidentiel, il fut décidé la création du complexe cinématographique de Gammarth qui sera inauguré en 1967 et rattaché à la SATPEC.

Avec Gammarth, la Tunisie se trouve parmi les rares pays du «Tiers Monde» à avoir réalisé un tel projet. D’une capacité de 5 longs-métrages par an, ce complexe se compose de 7 départements :

  • A – Des laboratoires équipés pour le développement, le tirage, l’agrandissement et la réduction de films noir et blanc, 35 et 16 mm.
  • B – Les salles de montage, au nombre de 8.
  • C – Le bloc de sonorisation comprenant 4 sections : un auditorium, des cellules de repiquages autonomes, une sonothèque et une salle de contrôle.
  • D – Le service technique responsable de l’entretien et de la maintenance du matériel et de l’équipement des salles de cinéma.
  • E – Les salles de projections expérimentales, au nombre de 2.
  • F – La filmothèque d’archives.
  • G – Le magasin de production qui comprend 8 caméras, un matériel d’éclairage complet, un matériel de machinistes, 2 groupes électrogènes et un service de distribution, d’entretien et de vérification des films distribués par la SATPEC.

Grâce à cette infrastructure, la SATPEC a pu contribuer activement à la réalisation de tous les films tunisiens et à plusieurs coproductions malheureuses, il faut le dire. Ceci dit, ce complexe n’a travaillé qu’à 25% de ses capacités réelles, chiffre qui laisse à réfléchir !

En janvier 1969, le monopole d’importation des films étrangers fut confié à la SATPEC, mais la même année et sous la pression des majors américains, le gouvernement tunisien accorda une dérogation aux compagnies américaines. Le monopole resta lettre morte depuis lors !

Il faut attendre par ailleurs, le 1er février 1979, pour que le monopole de la distribution à l’intérieur du Pays, soit accordé à la SATPEC, alors que dans le passé, la Warner Bros et la Colombia faisaient la loi.

L’exploitation de plusieurs salles de cinéma par cet organisme, notamment de certaines d’entre-elles classées Art et Essai a permis à notre pays de ne pas seulement consommer les navets et les spaghettis de l’impérialisme culturel, mais de s’ouvrir sur des cinémas divers, et sensibles à l’aspiration légitime des peuples qui revendiquent le droit à l’expression et à la création. Personne ne peut oublier, dans ce sens, l’apport positif de la SATPEC dans le succès des JCC, malgré les erreurs, pendant la session de 1978, et le sectarisme de certains de ses dirigeants.

Présidente de l’association internationale de la presse filmée en 1976, la SATPEC a été jusque là aussi vice-présidente de la confédération internationale des cinémas d’Art et d’Essai.

À la suite des évènements sanglants du 26 janvier 1978, le pouvoir a recherché la solution dure, la solution des ultras et des arrivistes ; un certain Yaalaoui, connu par le milieu étudiant, fut désigné à la tête du ministère des Affaires culturelles ; sa «compréhension» l’amena a désigner son semblable à la tête de la SATPEC. Il s’agit de Mr Hassen Akrout, l’ancien patron du comité culturel national qui fut désigné, en 1975, président du FIFAK, en vue de le liquider. L’arrivée de ce personnage à la SATPEC n’y était pas pour rien, le pouvoir préméditait déjà la fin d’une entreprise qui, malgré ses erreurs, garantissait une lueur d’espoir !!

Paris le 16 février 1980

Cercle d’études et de recherches cinématographiques – Ciné club Ibn El Haythem

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