DAWAHA, DE RAJA AMARI : «LA RÉALITÉ NE PEUT ÊTRE FRANCHIE QUE SOULEVÉE*»

Par Hédi Dhoukar pour cinematunisien.com

Programmé pour sortir dans les salles le 15 mai prochain, le film de la réalisatrice tunisienne Raja Amari, «Dawaha» (Les Secrets) arrive, précédé de beaucoup de bruit et de fureur, tout comme son premier long-métrage, «Satin rouge», a été accueilli avec beaucoup de passions sur la rive sud de la Méditerranée.

«Les Secrets» sort en effet de l’ordinaire. Après «Satin rouge», qu’il éclaire rétrospectivement d’une lumière nouvelle, ce film prolonge l’esquisse d’une œuvre singulière qui, malgré certaines faiblesses, ne peut laisser indifférent. Une jeune réalisatrice tunisienne assume en effet une démarche créatrice ardue, hors des sentiers convenus  du féminisme ordinaire, loin des clichés empesés sur la «femme musulmane», mais campant résolument dans une sorte de rejet significatif des contraintes sociologiques, culturelles, voire géographiques. C’est ce qui confère à ses films une sorte d’irréalité. Son parti-pris d’une démarche subjective visant à faire passer une vérité intérieure pose alors un problème formel qui touche justement au traitement du monde extérieur : la réalité objective, avec laquelle elle n’est visiblement pas à l’aise. Avec laquelle, pourrait-on dire, elle est en malaise.

«Satin rouge» adopte une structure narrative qui tient bien la route. Un certain réalisme est sauvegardé, qui donne vaille que vaille une crédibilité à l’histoire pour, à la fin, par un effet de bascule dont elle a le secret, Raja Amari ouvre une trappe et nous fait perdre pieds. «Dawaha»  dont l’histoire est plus exigeante encore, n’a pas pu éviter aussi habilement les écueils acérés du réalisme et éviter certaines invraisemblances narratives. Peut-être qu’une forme du genre fantastique, ou thriller, aurait mieux convenu. Mais il n’est pas sûr qu’elle soit adaptée à une démarche qui veut justement faire basculer la banale et rassurante réalité dans une autre, terrifiante jusqu’au vertige, sans se mouler pour autant dans la commodité factice d’un genre. C’est toute la difficulté. Surtout que, en relation organique  avec cette nécessité de coller à la réalité à tout prix, le contenu ajoute à l’aspect dérangeant des deux films, de par son enracinement dans une différence féminine radicale.

La plupart des histoires parlent d’amour et répondent à une attente très forte, parce que l’amour est ce miracle qui rend possible la fusion de deux identités, féminine et masculine, diamétralement opposées. Les films d’amour  les plus emblématiques jouent d’ailleurs à fond sur cette opposition. Pensez à «Autant en emporte le vent», où la tension entre Scarlet O’Hara et Ruth Butler est tellement exacerbée que, même porté à son incandescence, le sentiment amoureux ne réussira  pas à favoriser leur union.

Cherchez l’amour dans les deux films de Raja Amari. Vous ne le trouverez pas. Nous sommes seulement invités à adopter un point de vue depuis une intériorité féminine. Cela va très loin dans «Satin rouge» On suit une femme sur le chemin qui la mène à surmonter ses inhibitions pour  libérer, à la fin, des pulsions inquiétantes qui l’entraînent à vampiriser sa propre fille et à l’installer dans une situation quasi-incestueuse ! Tout à la fin du film, le sourire satisfait de la mère au mariage de sa fille avec son propre amant, nous précipite dans un abîme, évoquant à cet égard le sourire démoniaque d’Helmut Berger à la fin d’un film «Les Damnés» de Lucchino Visconti, quand le nazi marie la loque qu’était devenue sa mère, au bout d’une terrible descente aux enfers.

Si, malgré certaines invraisemblances formelles «Les Secrets» arrive à nous captiver, c’est à cause de son atmosphère trouble, et en raison du soin apporté par Raja Amari pour nous placer toujours du point de vue des trois femmes recluses dans le sous-sol d’une demeure abandonnée. L’aspect extérieur bizarre, rococo mauresque de cette bâtisse, tranche d’ailleurs avec l’aspect intérieur tout à fait commun. Trois femmes à peine différenciées au départ mènent une existence cachée dans le sous-sol où, depuis une fenêtre-soupirail, elles peuvent observer l’extérieur. La plus âgée, et la plus forte, s’affirme comme la «mère», les deux autres sont présentées comme deux sœurs : Radhia (la consentante, en arabe), et Aïcha (la vivante), beaucoup plus jeune. La vraisemblance de leur survie dans ces conditions précaires est justifiée par le travail de l’aînée des «sœurs» (la broderie), ainsi que par la culture d’un potager. La caméra évite de filmer les trois recluses de l’extérieur, contribuant ainsi à maintenir deux plans de réalité bien distincts. Elle n’épouse pas non plus le point de vue de l’une des trois femmes, tout en s’intéressant particulièrement à la plus jeune.

Ces femmes semblent faire corps, masse à peine différenciée, jusqu’à l’irruption dans la maison d’un jeune couple d’amants (Selma et Ali) qui s’installe un moment au rez-de-chaussée où il organisera même une surprise-party. Aïcha qui, instinctivement, se détachait des deux autres femmes, découvre ainsi en voyeuse l’amour physique et le corps masculin dans sa nudité. Puis c’est au tour de Radhia, chez qui se réveille le désir de la chair. Aïcha, en allant imprudemment au-devant de Selma dont la féminité l’attire, comme la lumière un papillon de nuit, finira par provoquer la capture de la jeune femme qui deviendra la prisonnière des trois recluses. Ce contact qui s’établit ainsi entre le monde extérieur et le monde intérieur, agit comme le choc que provoque, dans l’inconscient, un élément déclencheur d’une crise névrotique, au bout de laquelle la différenciation se fera entre les trois femmes par la découverte de leurs identités respectives réelles, brouillées et mélangées par un inceste.

Le terrible secret qui pointe dans le dernier plan de «Satin rouge» à travers l’image trouble d’un mari benoîtement installé sur son «trône», à côté d’une épouse plus ou moins inconsciente de ce qui lui arrive, et une mère triomphante, explose alors dans «Dawaha», qui veut dire «la berceuse», et renvoie directement à une relation mère-fille, tranchée, c’est le cas de le dire, dans le vif, dans le deuxième film. L’interdiction de l’inceste, faut-il le rappeler, est au fondement des sociétés humaines. Elle rend possible la séparation d’avec l’animalité et la construction du sens et des relations. La différenciation des sexes ne suffit pas si les identités ne sont pas nettement posées, afin, par exemple, qu’une femme ne puisse pas être à la fois l’épouse de son père et la mère de ses frères et sœurs ! L’univers normatif est nécessaire. Une femme ainsi violentée s’en trouve expulsée, propulsée hors de la réalité, dans une sorte d’errance hagarde que suggère magnifiquement le dernier plan du film (excellente Hafsia Herzi, mais les autres actrices sont également remarquables). Un plan troublant à plus d’un titre, car le sang de la mère qui macule sa robe blanche, semble suggérer une nouvelle naissance. Sans oublier l’élimination du père – de l’homme – annihilé, disqualifié, failli. Son acte a ramené la cellule familiale à une animalité que suggère l’amalgame de ces trois femmes terrées dans leur souterrain pour la pure survie. C’est sur l’inceste que Visconti, dans «Les Damnés», fonde symboliquement le triomphe du nazisme. Dans le film de Raja Amari, ses conséquences destructives et déstructurantes sont signifiée par deux matricides, le meurtre d’une innocente et la transformation d’une victime innocente en meurtrière au bord de la folie. À la diversité remarquable du cinéma tunisien, Raja Amari ajoute une dimension tragique : l’autre versant du ciel bleu, dans cette Méditerranée berceau d’Électre.

Hédi Dhoukar

*La citation est de René Char.


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