LA MORT DU CINÉMA TUNISIEN

Par Farida Ayari – Libération du 13 février 1980

Le 8 janvier 1980, un conseil interministériel réunissait les membres du gouvernement tunisien. À l’ordre du jour, le dossier de la Société anonyme tunisienne de Production et d’Expansion Cinématographique (SATPEC), qui accusait fin 1979 un déficit cumulé de 4 milliards de dinars (40 millions de FF), l’État tunisien avait donc décidé de ne plus supporter le coût de cette société.

Ainsi, le secteur de la production, jugé non rentable, serait abandonné et le complexe cinématographique de Gammarth (laboratoire noir et blanc, tables de montage et auditorium revendus à une société de tourisme koweïtienne, qui en fera un centre de loisirs pour émirs. Quant à la distribution, principale source de revenus de la SATPEC, elle repasserait entièrement sous le contrôle des sociétés privées, dont les plus importantes sont le Consortium tunisien de distribution cinématographie (COTUDIC) et l’Agence tunisienne de films (ATF).

Enfin, les salles appartenant à la SATPEC seraient revendues à ces mêmes privés.

En moins d’une heure le gouvernement tunisien avait signé l’acte de condamnation à mort du cinéma national. Créée en 1960 sous la tutelle du ministère de l’Information puis rattachée en 1962 au ministère des Affaires culturelles, la SATPEC est en effet à l’origine de la naissance et de l’existence d’un cinéma tunisien.

Elle avait alors quatre activités : l’importation et la distribution de films, l’exploitation commerciale dans ses propres salles d’actualités et d’archives cinématographiques de l’État ainsi que de films (longs et courts-métrages) nationaux et enfin, une activité industrielle dans le cadre du complexe de Gammarth, créé en 1967 et représentant un investissement de 600.000 dinars (6 millions de FF) ponctionnés sur les propres fonds de la société.

La SATPEC devait fonctionner selon le principe des vases communicants. Les secteurs rentables, exploitation et distribution, alimentant les moins rentables (production). Une structure apparemment solide, qui n’a pas fonctionné en raison d’éléments exogènes. D’une part le marché cinématographique tunisien est très étroit (il ne compte que 70 salles), d’autre part, les taxes sur le cinéma, héritées du système colonial, sont parmi les plus lourdes du monde. Près de 48% du prix du billet vont au Trésor public et aux municipalités.

En 1967/68, un homme, professeur d’arabe, cinéphile, fondateur de la Fédération tunisienne des ciné-clubs (la première d’Afrique avec 30.000 adhérents) est nommé à la tête du service cinéma des Affaires culturelles. Il ‘agit de Tahar Chériaâ, père spirituel du cinéma tunisien. Ses idées, reprises par les cinéastes tunisiens, suggèrent en quatre points un cadre juridique et administratif pour protéger la future industrie.

Le moment était propice car, en 1967, Omar Khlifi venait de terminer «L’Aube» (El fajr), premier long-métrage entièrement tunisien produit depuis l’indépendance

Le cinéma tunisien rencontre un succès d’estime à l’étranger. Notamment «Les Ambasadeurs» de Naceur Ktari, un film sur l’émigration passé récemment aux «Dossiers de l’écran», «Et demain» de Brahlm Babaï ; un constat efficace sur le sort des paysans condamnés à l’exode rural. «Une si simple histoire» d’Abdellatif Ben Ammar (sélection officielle du Festival de Cannes 1970) qui relate, à travers les difficultés conjugales d’un Tunisien et d’une Française, l’impossibilité de communication entre les deux cultures. «Sejnane», du même auteur, constitue une remarquable analyse lyrique du processus historique de décolonisation de la Tunisie qui allie la beauté et la poésie. «Au pays de Tararani», film à sketches de Férid Boughedir, Hamouda Ben Halima et Hédi Ben Khélifa, est une satire burlesque et poétique de la Tunisie d’hier et d’aujourd’hui. Enfin «La Noce», du Nouveau théâtre de Tunis, présente une vision caustique de la réalité tunisienne.

En 1974, Hassan Saldoul, ex-président de l’Association des cinéastes tunisiens, devient directeur-général adjoint de la SATPEC. Metteur en scène, donc conscient des difficultés qui se posent aux gens de sa profession, il va essayer de faire de la SATPEC une industrie rentable.

Ainsi il commence par racheter les portefeuilles des sociétés américaines de distribution (NGM, Artistes Associés, Paramount et Universal) qui avaient continué leurs activités, acceptant que leurs avoirs soient gelés à la Banque centrale de Tunisie plutôt que de renoncer au marché.

Mais, en raison de dépenses de prestige engagées par le PDG Hamadi Essid, le déficit de la SATPEC s’alourdit. En 1975, l’État accorde une nouvelle enveloppe de 500.000 dinars (5 millions de FF) mais décide de geler tout investissement dans le secteur de la production. Le cinéma tunisien qui produisait un film par an, ne produit plus qu’un film tous les deux ans… et bientôt plus rien.

Même les Journées Cinématographiques de Carthage, financées par la SATPEC, risquent de ne pas avoir lieu cette année. Toutes les demandes concernant une baisse de la taxation et la mise en place d’un plan d’assainissement de la société sont restées lettres mortes, sauf en ce qui concerne l’exonération de droit de douane du matériel de cinéma (pellicules, caméras…).

La SATPEC n’était pas une société idéale mais, sans elle il n’aurait certainement pas existé de cinéma tunisien. Aujourd’hui les cinéastes et techniciens (environ 150 personnes regroupées au sein de l’Association des cinéastes tunisiens) n’ont que deux solutions : le chômage ou s’expatrier (comme l’a fait Ridha Béhi, réalisateur de «Soleil des Hyènes», plus de 50.000 entrées sur Paris et plusieurs prix dans des festivals internationaux). Car les réalisateurs ne peuvent même pas espérer tourner pour la télévision, celle-ci étant entièrement alimentée par des programmes français, américains, algériens ou moyen-orientaux.

L’Association des cinéastes tunisiens suggère de préserver sa structure de production et de profiter du fait que Tunis abrite maintenant la Ligue Arabe pour la rentabiliser en offrant à d’autre cinéastes arabes la possibilité de monter et de sonoriser leurs films à des prix défiant toute concurrence. Le matériel de production, les tables de montage et les auditoriums devraient être gérés par un office étatique, une sorte de Centre national du Cinéma tunisien, ou par les cinéastes eux-mêmes. En outre les cinéastes, face aux distributeurs privés, voudraient obtenir de l’État une législation protectionniste (imposer aux salles un quota de films tunisiens), la création d’un circuit d’art et d’essai avec avantages fiscaux et la création d’une commission d’avances sur recettes.

Farida AYARI

Libération du 13 février 1980


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