TAREK BEN CHAABANE : «LE SCÉNARIO NE FAIT PAS LE FILM MAIS PEUT LE HANDICAPER»

Propos recueillis par Salem Trabelsi – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 01-01-2018

Critique de cinéma et scénariste, Tarek Ben Chaâbane a aussi été consultant de plusieurs scénarios de longs et de courts-métrages. Il a fait partie de l’équipe de l’Atelier Sud Écriture. Il a été  également délégué général des JCC en 2010 et conseiller artistique en 2017. Universitaire, il enseigne la sociologie des médias et du cinéma à l’Esac (Université de Carthage).

Peut-on parler de métier de scénariste en Tunisie ?

  • Difficile de parler d’un vrai métier de scénariste en Tunisie quand on sait que les réalisateurs préfèrent généralement être les auteurs de leurs propres scénarios. C’est la tendance dominante. Il y a eu, pourtant, des expériences de collaboration à l’écriture qui restent des exceptions, je cite Tijani Zalila qui a collaboré avec Ridha Béhi et Rachid Ferchiou, Mohamed Mahfoudh qui a écrit pour Mohamed Damak, Abdelkader Ben Cheikh qui a écrit deux scénarios pour Brahim Babaï, Férid Boughdir qui a coécrit «Mokhtar» avec Sadok Ben Aïcha et Aroussia Nalouti qui a collaboré avec Fadhel Jaziri et Salma Baccar. J’ai travaillé avec Nawfel Saheb-Ettabaa, Ridha Béhi et Mohamed Damak, entre autres. Ce sont des collaborations motivées par les rencontres et les affinités. On ne peut pas les placer dans une logique de professionnalisation d’un métier. Cela dit, quelques cinéastes ont eu recours à des scénaristes étrangers en tant que coscénaristes ou script doctors.

Du coup, le réalisateur reste la figure centrale dans le processus d’écriture…

  • Je peux avancer deux hypothèses majeures pour expliquer cette situation. La première est la suivante : la fonction de scénariste s’est développée, en partie, dans le cadre d’une logique pragmatique de rationalisation des systèmes de production liée aux studios. Les scénarios, aussi inventifs soient-ils, servaient aussi à donner une idée des coûts et de la durée des films. Comme les stars ou le happy-end, le scénario, abordé à partir d’un modèle narratif particulier, réduit les risques économiques. Il faut rappeler que ce système contraignant n’a pas empêché l’écriture de chefs-d’œuvre…
    Ils ont servi, ensuite, par le biais de l’adaptation des grandes œuvres littéraires, à anoblir un art qui était destiné aux forains et à un public populaire et prolétaire. Ce plus littéraire a servi à attirer un public bourgeois dans les salles et diversifier l’offre pour toucher un plus grand public dans une industrie naissante.
    Le cinéma n’a jamais été une industrie chez nous, la professionnalisation, avec ce qu’elle implique comme investissement, n’est pas à l’ordre du jour.
    Ma seconde hypothèse est la suivante : le cinéma tunisien s’est construit dans le sillage du cinéma d’auteur et donc du cinéma de la modernité, en général porteur d’une révolte contre le cinéma des écrivains, le «cinéma de papa» où les scénaristes et le scénario ont été considérés comme des figures du passé qui plombaient un cinéma cherchant à s’émanciper en renouvelant les formes narratives…

On parle de crise de scénario en Tunisie, quel est votre point de vue ?

  • Je ne sais pas si on peut parler de crise. De nombreux films ont très bien réussi ces dernières années. Peut-être est-ce l’arbre qui cache la forêt ? On pourrait penser qu’il y a crise si on aborde les choses quantitativement, c’est-à-dire si on estime que sur plus de cinquante films produits, il y en a cinq ou six qui réussissent.
    Le scénario ne fait pas le film, mais il peut sérieusement le handicaper. La crise est peut-être à chercher au niveau des idées de cinéma…
    L’outil numérique a installé une certaine facilité. Je la relève essentiellement dans l’approche des documentaires. Ils sont très peu écrits, très peu pensés et monotones au niveau du traitement et des thématiques…

Votre regard sur le cinéma tunisien…

  • Contrairement à ce qui peut passer pour évident, le nouveau tournant du cinéma tunisien s’est opéré au début du millénaire.
    Au niveau des figures, quelques cinéastes nouveaux venus ont rompu avec les modèles régnants de la mise en avant du groupe et ceux de la révolte contre l’emprise de ce même groupe.
    Il y a eu au début des années 2000 des films où les personnages se sont délestés de toute référence au collectif. Les personnages de ces films sont mus par le seul désir d’exister. Le devoir et le vouloir comme motifs de l’action ont été transplantés par une logique de l’Être qui est fortement empreinte de nihilisme…
    Aujourd’hui, et après les nombreux films sur la révolution, on semble revenir à des thématiques et des dispositifs plus convenus, avec des tentatives de recherches formelles pour certains films et la liberté d’expression en plus.

Pourquoi on n’ose pas la comédie ?

  • On n’ose pas écrire des comédies parce que ce genre est considéré, fort injustement d’ailleurs, comme une forme mineure qui ne s’inscrit pas dans la perspective du film d’auteur.
 Le champ artistique, quand il se constitue, impose des marqueurs, des barrières d’entrée.
 Le champ du cinéma en Tunisie, manquant d’une légitimité par les guichets, a dû se fonder sur une légitimité culturelle d’où un cinéma engagé, concerné, qui se veut porteur d’un point de vue sérieux sur le pays, la société, l’identité…
    Bien sûr, on oublie la puissance de la comédie italienne des années cinquante et soixante, qui s’est basée sur de grands cinéastes, mais aussi de grands scénaristes comme Rodolfo Sonego ou Sergio Amidei. Écrire d’une manière plus «optimiste» ne les empêchait pas de produire un point de vue très lucide sur leur société…

Sommes-nous des victimes du film d’auteur ?

  • Victimes, non. Limités, oui.

Par quoi expliquez-vous la quasi-disparition du cinéma africain ?

  • J’ai eu l’occasion d’en débattre avec le cinéaste et formateur burkinabé Gaston Kaboré lors d’un master-class organisé dans le cadre des dernières JCC.
    Le projet qui a porté le cinéma africain et fédéré les cinéastes, où il s’agissait de se réapproprier sa propre image, semble tomber en désuétude. Les films africains les plus marquants, ceux de Kaboré, Cissé, Ouedraogo, Mambéty ou Sembène étaient travaillés par ce désir de reconquête.
    La perspective de soutenir un cinéma national a été délaissée, semble-t-il, par les États nationaux qui ont peut-être estimé que la télévision pouvait tenir le rôle d’information et de pédagogie, et qu’il y avait d’autres priorités, comme la santé et l’éducation…
De toutes les manières, les problèmes sont structurels et ce sont les mêmes…Il y a très peu de films africains qui se font…L’industrie de la vidéo qui s’est développée dans certains pays africains n’a pas dépassé le stade des récits anecdotiques, elle ne crée pas, ou très marginalement, ce lien qui fait la force du cinéma, ce que Jean-Michel Frodon appelle «la projection nationale», c’est-à-dire l’offre d’une image reconnaissable et désirable qui fonde la nation comme une « image plus grande que la réalité»…
    Le cinéma africain sera, dans un avenir proche, le fait d’individualités qui ne tourneront que grâce aux subventions étrangères avec les concessions que cela implique. Certains cinéastes parviendront, malgré tout, à échapper à cette logique. «Félicité», le dernier film d’Alain Gomis, en est la preuve parfaite…

Auteur : Propos recueillis par Salem Trabelsi

Ajouté le : 01-01-2018

Source : http://www.lapresse.tn/


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