LOTFI ACHOUR… COMÉDIE NOIRE, WESTERN COUSCOUS ET RAPPORT À L’AUTORITÉ

Par Adriana VIDANO – Nawaat le 21 Jan 2018

«La Laine sur le dos», le dernier court-métrage de Lotfi Achour, a été présélectionné pour le César du meilleur film de court métrage 2018. Il raconte l’histoire d’un vieil homme et de son petit-fils qui, transportant leurs moutons à travers le désert tunisien, se font immobiliser par deux policiers au bord de la route. Ces derniers ne vont pas les laisser repartir aussi facilement… Un western revisité qui ouvre habilement une réflexion plus large sur notre relation au pouvoir et à l’autorité. Lotfi Achour a accepté de partager avec nous son regard sur la création de ce film et les considérations qui l’habitent.

«La laine sur le dos» est disponible en streaming gratuitement jusqu’au 31 janvier, date à laquelle l’Académie des César choisira, parmi les 24 courts-métrages, 5 films qui resteront en compétition pour la remise du prix, début mars.

Nawaat : Dans «Demain dès l’aube», votre dernier long-métrage, vous avez traité la question de la violence policière. Pourquoi avoir choisi de continuer à travailler sur la figure du policier dans «La laine sur le dos» ?

  • Lotfi Achour : C’est une question à laquelle j’ai pensé plus tard, une fois les films réalisés. J’avais tourné le long-métrage et fait un premier montage dont je n’étais pas très content, j’ai alors mis le film de côté pendant trois ou quatre mois car je voulais revenir avec un regard neuf. C’est pendant ce temps de pause que je suis allé tourner La laine sur le dos. Il y a donc une sorte d’imbrication temporelle entre les deux, mais il n’y avait pas de volonté délibérée de faire deux films avec des figures de policier. Les choses se sont faites plus simplement. Quand on a grandi avec ces figures-là de l’autorité, qu’elles soient le policier, le maître d’école ou le fonctionnaire, on s’aperçoit que notre imaginaire individuel, tout autant que notre imaginaire collectif, est vraiment travaillé, parcouru par ces questions de la liberté, et donc aussi de l’autorité. Pour Demain dès l’aube, j’ai eu des réactions très diverses ou même extrêmes lors des débats qui suivent les projections, allant de «il faut pas taper sur la police» à «mais tu es en train de blanchir la police». Dans tous les cas, mon approche n’est pas manichéenne. Ça va bien au-delà de la question des individus policiers, ça aurait pu être un autre fonctionnaire qui aurait pu avoir ce comportement. C’est le système, dans lequel on vit et on a vécu pendant des décennies, qui m’intéresse. Le cinéma passe par l’intime, il passe par l’humain et les individus y deviennent des personnages, mais ce qui est en cause est plus large, c’est tout le système et son rapport à la liberté ou à l’autorité, à la corruption en l’occurrence.

Vous décrivez votre œuvre comme une comédie noire. Pourquoi avez-vous opté pour ce registre pour traiter de la relation entre policiers et citoyens en Tunisie ?

  • C’est, entre autres, le scénario mis en place par les policiers pour obtenir ce qu’ils veulent. Ils auraient pu avoir ce qu’ils veulent de manière plus frontale, plus directe, avec une pression différente. Ils ont choisi un scénario qui s’est élaboré au fur et à mesure, pas forcément prémédité, mais qui se construit parce qu’ils sont dans un endroit où ils s’ennuient. Leur propre vie n’est pas très marrante, ni très facile. Pour moi, ce scénario devait se raconter dans le registre de la comédie noire, que j’aime car elle montre les parts cyniques de l’être humain, ce côté impitoyable qu’on peut avoir, et qui est ridicule aussi parfois. Je ne voulais pas de pathos, et la comédie noire, quand c’est bien fait, nous touche peut-être encore plus que le drame.

Dans ce film, trois générations, qui ont vécu trois périodes de l’Histoire de la Tunisie, se retrouvent le temps d’une après-midi. Est-ce significatif de la continuité de la corruption et du système qui l’alimente ?

  • Pour les générations du vieil homme et celles des deux policiers qui peuvent avoir l’âge d’être ses enfants, il y a une culture dans laquelle ils ont vécu qui est imprégnée de cette histoire de la corruption. La corruption existait pour un vieil homme et elle existe pour les deux hommes qui ont une trentaine d’années. Quant à l’enfant, il y a plusieurs raisons. Il permet d’éprouver le degré de détermination chez les deux policiers pour malmener ou pas le grand-père. Est-ce que, face à la présence d’un enfant qui capte tout, ils vont humilier son grand-père ou lâcher l’affaire ? L’autre raison, c’est que le film pose une question : qu’est-ce qu’on devient, nous qui avons été confrontés à ça, quand on vit ça depuis qu’on est gamin ? Comment va-t-on réagir quand on sera adulte ? Est-ce qu’on va prendre le même chemin ou est-ce qu’on va au contraire résister et combattre ce fonctionnement ? La présence de l’enfant a donc plusieurs vertus, dont celles-ci, mais aussi son innocence.

Vous avez aussi choisi un espace particulier à Douiret, à Tataouine. La scène est un huis-clos à l’atmosphère étouffante alors qu’elle se déroule dans un désert sans limites. Pourquoi ?

  • D’abord, c’est paradoxal. C’est un défi : comment transformer ces espaces infinis, qui nous évoquent à priori la liberté, l’horizon, l’esprit qui gamberge en toute liberté, une certaine harmonie, comment les transformer en espace d’oppression ? C’est aussi un espace sans témoins, sans recours, ça rend les personnages encore plus tributaires. Enfin, c’est un choix esthétique, car j’avais envie de m’amuser avec les codes du western, faire un western couscous ! Visuellement, c’est très beau, il y avait plein de choses à faire, et cinématographiquement l’idée de tourner un film dans le désert me plaisait. C’est donc également pour travailler cette question du désert au cinéma. Elle est peu présente dans le cinéma tunisien, qui ne tourne pas énormément en dehors des zones urbaines ; mais dans la cinématographie, nos déserts sont souvent liés à une vision orientaliste de nos sociétés. Là, je voulais que le désert soit filmé, travaillé et présenté différemment, pas comme dans un film d’époque ou de l’Orient cliché. D’ailleurs, dans La laine sur le dos, on a l’impression d’être dans le sud-américain plus qu’ailleurs.

Dans les dialogues, une place assez importante est accordée à la foi religieuse, on y parle de l’Aïd, d’«être un bon musulman», autour du symbole du mouton. Qu’avez-vous voulu montrer à travers ça ?

  • Ces sujets sont abordés par leur aspect culturel plus que religieux. L’Aïd, pour la majorité, c’est avant tout une fête familiale, tout le monde veut y participer. Dans le film, c’est lu et présenté sous cet angle-là. Dans l’imaginaire collectif, quelqu’un qui ne sacrifie pas de mouton pour l’Aïd, c’est comme quelqu’un tout seul à Noël. Dans l’esprit du vieux, c’est complexe. Il n’est pas dupe du tout. Il les déteste mais il se fait avoir car il est porté par sa sincérité. Il fait appel à leur morale, à leur bienveillance en ayant un geste fraternel, convivial.

Quelles sont vos inspirations dans le choix du cadre et du sujet ?

  • C’est le western, c’est le shérif avec son colt dans le désert. Avec le directeur de la photographie, on voulait s’amuser en ayant à l’esprit ce genre-là. Je n’ai pas non plus pas voulu aller très loin, il y a un certain type de plan que je n’ai pas fait, mais j’ai essayé de le réinventer avec deux ou trois plans très codés western. L’idée du huis clos m’a aussi inspiré. Je n’avais jamais fait ça avant, et venant du théâtre, je voulais faire du cinéma avec un huis clos qui aurait pu être traité au théâtre.

Justement, la mise en scène paraît assez théâtrale, comme lorsque les policiers apparaissent à l’écran. Comment le théâtre influence-t-il votre cinéma ?

  • La scène d’entrée de champ des policiers, c’est l’entrée des bandits dans le western. Le western a une dimension qu’on pourrait qualifier de théâtrale. Quand je faisais beaucoup de théâtre, les gens venaient me en disant «tu fais du cinéma au théâtre». Je travaillais beaucoup avec des images de cinéma dans les mises en scènes, mais aussi j’essayais de changer la valeur de mes cadres, de créer des gros plans, de travailler sur la profondeur de champ. Ce sont des choses qui m’habitaient vraiment dans le travail théâtral. Ensuite, c’est surtout l’expérience de travailler avec les acteurs. Je me trouve moins démuni que beaucoup de réalisateurs, notamment dans notre cinéma, qui pèche souvent par la qualité de la direction d’acteurs.

La création audiovisuelle joue un rôle dans les changements politiques en Tunisie. Replacez-vous votre œuvre dans ce contexte ?

  • Que ce soit au théâtre, au cinéma, en France ou en Tunisie, j’ai toujours exigé de moi-même deux choses. D’une part, essayer de tendre vers la liberté dans la création, sans aucune assignation à créer un certain type de théâtre, de cinéma, ou d’aborder un certain type de sujets, être libre également par rapport aux formes. Mon travail se fait librement, pas pour servir une cause. D’autre part, je n’ai jamais pu détacher mon travail du contexte socio-politique dans lequel il se crée. D’ailleurs, j’ai du mal à imaginer que le travail de création soit détaché de son contexte. En bref, deux exigences : liberté et inscription dans le monde dans lequel je vis. À partir de là, j’espère que notre travail peut avoir une vraie contribution. Avec quelques films ou créations dans d’autres domaines, on voit qu’à l’échelle de la Tunisie ça peut agir, ça peut modifier une vision et pousser le législateur à faire quelque chose. En tant qu’artiste, on peut s’arranger pour que notre travail soit vu et qu’il y ait un débat autour. Mais on veut nous marginaliser de plus en plus, et notre impact reste modeste.

Comment le film a-t-il été accueilli par le public tunisien ? Est-ce différent de sa réception par un public étranger ?

  • Ce court-métrage a été présenté dans 80 festivals, donc je reçois les réactions du public lors des débats qui entourent la projection. De manière générale, je crois que le film plait beaucoup en Tunisie, en France ou même à Tokyo. En France, lors des débats, les gens vous interrogent sur la situation en Tunisie, ils se demandent où on en est avec la police. Ça permet alors d’élargir le débat et d’expliquer que ce n’est pas un problème de police mais un problème de culture du pouvoir, d’exercice du pouvoir par ceux qui le détiennent, quels qu’ils soient, que ce soit le pouvoir dans une entreprise, celui des fonctionnaires ou des députés. C’est notre rapport au pouvoir qui est évoqué, pas seulement le rapport à la corruption. On a vu depuis 2011 des gens changer radicalement car d’un coup ils ont un tout petit pouvoir, c’est hallucinant comme le pouvoir monte vite à la tête chez nous. Par exemple, en Argentine, le public disait «on a l‘impression d’être chez nous, de voir des flics au moment de la dictature». C’est malheureusement tout à fait universel, c’est pour ça que le film a bien marché, et c’est aussi pour ça que je n’ai pas voulu trop marquer les policiers par exemple par leur enseigne, par l’emblème de la république. J’en ai fait des policiers qui ressemblent plus à des Mexicains qu’à des Tunisiens, qui renvoient le public à un certain imaginaire.

* «La laine sur le dos» est disponible en streaming gratuitement jusqu’au 31 janvier, date à laquelle l’Académie des César choisira, parmi 24 courts-métrages, les 5 films qui resteront en compétition pour la remise du prix, début mars.

Adriana Vidano

Diplômée en relations internationales et photographe autodidacte, je suis journaliste-stagiaire chez Nawaat afin de concilier mes deux passions.


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