MANELE LABIDI, RÉALISATRICE : «ON A TOUS UN DICTATEUR DANS LA TÊTE, QUELLE QUE SOIT NOTRE PROVENANCE»

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Par Salem Trabelsi – La Presse de Tunisie – Publié le 09/03/2020.

Pour son premier long-métrage «Un divan à Tunis», la réalisatrice franco-tunisienne Manele Labidi nous offre une comédie sociale grinçante mais pleine de tendresse et d’humour. L’histoire d’une fille d’immigrés qui décide de rentrer à Tunis et d’ouvrir un cabinet de psychanalyse. Entretien.

Rares sont les réalisatrices qui choisissent la comédie pour s’attaquer aux sujets de l’intime… Pourquoi avoir choisi ce genre ? 

  • La comédie s’est imposée naturellement. J’ai toujours eu un penchant pour ce genre cinématographique. Au-delà de sa légèreté apparente, c’est un genre puissant pour raconter le drame ou la tragédie. Il met à distance et favorise la réflexion. Par ailleurs, il me semblait dommage que ce genre soit sous-utilisé dans les fictions qui dépeignent les sociétés arabes. Et enfin comment dissocier la Tunisie et l’humour ? L’humour est dans l’ADN des Tunisiens. Je  l’expérimente dans ma famille depuis toujours.

Le choix de Selma est atypique. Au moment où tous les jeunes veulent quitter la Tunisie, elle choisit de faire le chemin inverse… Y a-t-il un peu de vous (vous qui êtes fille d’immigrés) dans ce personnage ?

  • Je trouvais intéressant d’opposer le mouvement du retour aux origines avec l’envie chez beaucoup de jeunes Tunisiens d’aller tenter leur chance en Europe ou en Amérique. Pour ma part, le besoin de faire ce chemin inverse m’a longtemps hantée, et réaliser ce premier film à Tunis a certainement réglé certaines choses. Pour les binationaux, comme moi, il y a une espèce de mouvement de balancier entre le désir de faire sa place en France et de s’y sentir légitime et le fantasme de trouver un paradis perdu dans le pays de ses parents. Ce mouvement de balancier n’est jamais de tout de repos…

Le film sort les femmes des clichés habituels, elles ont des stratégies par exemple… Mais Selma sort du lot dans le sens où, selon vos termes, elle a «une féminité assez virile». Est-ce à dire que la révolution a mis a nu l’idée d’une sexualité «genrée» en Tunisie, surtout lorsqu’on oppose son personnage à celui de son patient qu’on retrouve dans le hammam pour femmes ?  

  • Pour moi, les révolutions sont des moments extraordinaires pour réinterroger les identités. Au niveau individuel, le film nous questionne dans notre rapport à nos origines, à notre famille, au groupe, aux traditions, mais aussi à notre genre. Qu’attend de moi la société en tant que femme ou homme, fille, mère, père, fils ? Peut-on rester prisonnier des injonctions sociales ? Quelle est notre part de liberté individuelle malgré la contrainte collective ? Voilà ce que vient remuer une révolution populaire.

Pour vous, un peuple libre est un peuple qui s’est délesté du poids de l’image du père ? 

  • Un peuple libre, c’est un peuple qui est libre de choisir ses modèles, qu’il soit basé sur l’archétype du père, de la mère, des deux ou autre. Se débarrasser du culte de la personnalité d’un dictateur est déjà une première étape.

La musique du film nous renvoie aux comédies italiennes. Ce n’était pas un risque à prendre avec un film qui traite d’une réalité arabe ?

  • J’envisage la musique de film comme le prolongement de la narration et de la mise en scène. La musique de film ne doit pas être utilisée pour illustrer une zone géographique.
    A partir de là, j’aurais pu utiliser du Mozart ou du hip-hop américain si cela avait été pertinent. Le choix de la musique italienne s’est imposé très tôt pour rendre hommage à la comédie italienne des années 60/70, qui mélangeait déjà satire sociale et politique.
    La voix de la chanteuse Mina, qui ouvre et clôture le film, concentre à la fois mélancolie et vitalité, et ce sont ces deux éléments qui caractérisent le trajet de mes personnages.

En quoi la représentation de toutes les minorités dans le film (juifs, homosexuels, noirs, etc.) est importante pour vous ?

  • Le cinéma, l’art généralement, est un moyen de rendre visible ce que la société veut parfois occulter.

Le grand-père de Selma est enfermé dans sa maison avec les portraits de Ben Ali. Pensez-vous vraiment que le vrai dictateur est encore enfermé dans la tête du Tunisien même après la révolution ?

  • On a tous un dictateur dans la tête, quelle que soit notre provenance. C’est cette petite voix qui nous incite à la peur, à la peur des autres, à la peur d’échouer et qui nous éloigne de notre vérité. On passe notre vie à essayer de faire tomber ce dictateur. Je souhaite à tous d’y arriver…

Source : https://lapresse.tn/


 

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