MAHMOUD JEMNI : «LE FESTIVAL DE GABÈS SE CARACTÉRISE PAR L’AUDACE ET LE COURAGE»

GABES FILM FESTIVAL 2018

Mahmoud Jemni, fondateur du Festival du Film de Gabès, nous parle de la troisième édition de cette importante manifestation cinématographique qui, durant le printemps dernier, a focalisé les regards des amateurs du 7ème Art en Tunisie, et même au-delà des frontières du pays du Jasmin.

Interview réalisée à Gabès par Kamel Azouz

À peine deux années après son lancement, le Festival de Gabès change de date, d’organisation et de dénomination, pourquoi ?

  • Quand nous avons organisé le Colloque sur l’«Engineering des Festivals de cinéma» en septembre 2017, et après avoir étudié avec nos invités issus de 8 pays arabes la cartographie des festivals de cinéma arabes, il s’est avéré que l’emplacement de notre Festival dans le temps ne nous était pas bénéfique, aussi bien à l’échelle du monde arabe qu’à l’échelle de la Tunisie, d’où le choix d’organiser dorénavant notre Festival en avril plutôt qu’en septembre ; quant à l’intitulé du Festival, nous avons opté pour l’ouverture, mais pas n’importe quelle ouverture, ce concept d’ouverture n’étant pas une nouveauté dans notre Festival ; nous l’avions déjà conceptualisé lors des deux premières éditions à travers la section «Regards extérieurs» ; cette année, l’ouverture s’articule en deux phases ; d’abord une ouverture au niveau interne, une ouverture sur les cinémas arabes, cette cuvée 2018 est représentative de la nouvelle vague du cinéma arabe, et j’assume totalement cette appellation ; ce sont des écritures qui ne relèvent pas de l’imitation ou de l’affiliation, mais qui innovent dans le choix des sujets traités et également dans les styles d’écritures singulières ; ceci prouve que nous avons une nouvelle génération de cinéastes arabes qui sont totalement indépendants du cinéma international, la preuve est qu’ils ont pu s’imposer dans les grandes manifestations internationales telles que Locarno, Venise ou Cannes et cela nous confère une grande fierté; il y a un nouveau cinéma arabe qui n’imite pas les autres cinématographies du monde, mais qui véhicule sa propre image ; d’autre part, nous avons nous-mêmes besoin du regard de l’autre, d’où cette ouverture sur le monde que nous avons intitulée «Ouverture sur le Nord» ; nous avons besoin de l’autre et l’autre a besoin de nous ; on a besoin de se connaitre mutuellement, et surtout de se comprendre ; si les images ne circulent pas dans les deux sens, on reste dans la représentation et dans les préjugés, c’est pour cela que nous avons opté pour une ouverture interne et, aussi, une ouverture externe.

Qu’est-ce qui caractérise le Festival de Gabès ?

  • Ce Festival se caractérise par l’audace et le courage de prendre des décisions, celui qui ne prend pas d’initiative stagne; bien sûr, notre Festival est délocalisé par rapport à la capitale, Tunis, mais il a été construit par une équipe dont les membres ne sont pas forcément des professionnels du cinéma ; ce qui nous caractérise, c’est cette entr’aide, nous avons la chance d’être soutenus par des mécènes avec des moyens financiers, et qui portent aussi un intérêt à la culture, ceci étant une chose rare.

En septembre 2017, vous avez organisé un grand Colloque international autour de l’Engineering des Festivals de Cinéma, qui a réuni un grand nombre de professionnels du cinéma arabe; qu’est-il sorti de ce Colloque et quels ont été les impacts sur la 3ème édition du Festival de Gabès ?

  • En premier lieu, il faut souligner qu’organiser un festival de cinéma est une compétence; un festival est un projet qui repose sur 3 éléments essentiels : les étapes, les objectifs et les moyens ; quand on connait ces trois paramètres, on peut dire qu’on a la compétence d’organiser un festival de cinéma; après 3 jours de travaux, d’analyse des études de cas et des expériences similaires soulignées par les interventions des participants, il y a eu un ensemble de points qui ont été retenus et envoyés aux institutions dirigeantes en Tunisie, notamment le ministère des Affaires culturelles et le CNCI tunisien. Pour répondre à votre question, à quel degré nous avons pu tirer profit de ces journées d’étude dans le domaine de l’«Engineering des festivals de cinéma», je vous dirai que certes nous avons appliqué ce bel arsenal théorique pour le rendre opérationnel, et, dans les mois à venir, il faudra évaluer son application durant cette 3ème édition du Festival de Gabès.

L’un des premiers objectifs du Festival de Gabès était la création d’une salle de cinéma dans cette ville qui n’en disposait plus.  Lors de cette 3ème édition, cet objectif à été réalisé avec la création du complexe Agora Gabès qui comprend une salle de cinéma. Quel rôle va jouer cette salle de projection dans l’espace culturel de Gabès, et d’autre part au sein des futures éditions du Festival ?

  • Tout d’abord, je salue le triangle relationnel, à l’instar du triangle didactique, dont les trois éléments de l’équipe du Festival, la marraine du Festival Hend Sabri et les mécènes, les deux frères Kilani ; les efforts se sont conjugués à  travers nos rêves, nos ambitions de créer un festival de cinéma, une salle de projection qui existe aujourd’hui et qui remplira les mêmes fonctions que toutes les salles de cinéma en Tunisie, il y aura une programmation permanente, le public sera fidélisé à cette salle.

Le Festival de Gabès est né de l’idée de lutter contre la centralisation culturelle concentrée à Tunis. Aujourd’hui, avec cette 3ème édition, le Festival de Gabès est-il véritablement un festival gabésien ?

  • Quand je vois le nombre de bénévoles gabésiens impliqués dans l’élaboration des différentes éditions, quand je vois le nombre de mécènes issus de la région qui prennent part aux différents aspects logistiques du Festival, je ne peux que me féliciter de la ferveur locale dans l’organisation du Festival. J’aurais tout de même un petit bémol par rapport à la participation de l’intelligentsia de Gabès, qui est présente certes, mais pas assez pour  s’engager de manière concrète dans le Festival.

Comment a été pensée l’organisation de cette troisième édition ?

  • Pour cette troisième édition, nous avons accordé un intérêt particulier à la direction artistique, nous avons engagé deux personnes chargées de la programmation des films.
    D’autre part, je suis assez satisfait de la couverture médiatique: des nombreux médias internationaux, partenaires médiatiques historiques du Festival tel que TV5 Monde, RMC Monte-Carlo, RFI, Nile Cinéma, la chaine de télévision nationale tunisienne qui retransmet chaque année la cérémonie d’ouverture en direct, Mosaïque FM, ainsi que tout les autres médias qui ne sont pas partenaires mais qui réalisent une couverture journalistique du Festival.
    Un autre élément important de cette troisième édition à été l’atelier intitulé « Résidence d’Écriture », c’est un honneur, je m’en réjouis, nous avons lancé un appel à scenarii, nous avons reçu plus de cinquante scenariis qui ont été évalués par deux spécialistes, l’Égyptien Waleed Seif pour les scenariis en langue arabe et le Belge Matthieu Reynaert pour les scenariis en français; 10 scenariis ont été retenus, neuf jeunes scénaristes sont présents à Gabès, et au final 2 scenariis seront récompensés par le prix Jeune Caméra octroyé par TV5 Monde ; l’objectif est que notre Festival devienne une plateforme pour le futur.

Cette troisième édition du Festival comprend deux journées d’étude consacrées à un important colloque intitulé Vers une lecture critique de l’histoire du cinéma tunisien, quels sont les objectifs de ce colloque ?

  • L’objectif premier de ce grand colloque est qu’il s’étende sur trois ans : 2018, 2019 et 2020, dans l’espoir d’aboutir à une publication sous forme d’ouvrage ou de dictionnaire; c’est une idée qui nous a été soumise par Kamel Ben Ouanès et qui est fortement appuyée par Nacer Sardi et moi-même.

Cette troisième édition est marquée par la présence d’un grand nombre de représentants de festivals de cinéma méditerranéens, y aura-t-il d’éventuels échanges avec ces festivals ?

  • Notre idée commune est de créer une toile entre les festivals, dans l’espoir de s’entraider au niveau des échanges, des films ou des modes d’organisation; cette année sont représentés à Gabès deux festivals de France : Les rencontres internationales des cinémas arabes Aflam de Marseille et le Festival Cinéalma de Carros ; il y a aussi le Festival International de Cinéma et Mémoire commune de Nador au Maroc, les Journées Cinématographiques de Carthage et le Festival du Film Africain de Louxor en Égypte avec qui nous avons entamé des traditions de partenariat depuis la première édition.

Nous remarquons dans la programmation de cette année que le film documentaire arabe s’octroie une place majeure; selon vous, en tant que professionnel du cinéma, à quoi est due cette explosion du film documentaire arabe ?

  • Le film documentaire a connu une extraordinaire révolution grâce à la Palme d’Or qu’a gagné Michael Moore avec son documentaire Fahrenheit 9/11 lors du 57ème Festival de Cannes en 2004 ; d’autre part, le cinéma de fiction est né du documentaire; en ce qui concerne le monde arabe, j’explique cela par deux éléments : d’abord un élément socioculturel économique et politique propre au monde arabe actuellement ; les drames et les malheurs que connaît le monde arabe sont saisis par les jeunes réalisateurs; le second élément concerne l’aspect économique de production, le film documentaire est moins coûteux que le film de fiction, mais il est plus difficile à réaliser; grâce à la démocratisation des moyens de production due au développement du numérique, on peut expliquer le foisonnement du film documentaire dans l’espace du monde arabe.

Grâce à ce Festival, Gabès s’est dotée d’une belle salle de projection; quels seront les prochains défis du Gabès Film Festival ?

  • Je souhaiterais avoir des objectifs très simples afin de pouvoir les réaliser, la réussite engendre la réussite, il faut avoir les politiques de ses moyens.
    Je voudrais que d’ici trois ou quatre éditions le public du Festival ne coure plus derrière les invitations pour assister aux projections, mais qu’il achète plusieurs semaines à l’avance ses places de cinéma ou ses abonnements; maintenant il faut miser sur la fidélisation des spectateurs et sur l’amour du cinéma.

Propos recueillis à Gabès par Kamel Azouz.


 

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