TAOUFIK JEBALI — INTERVIEW

Propos recueillis par Neïla Azouz – www.jetmagazine.net – Publié le 04.06.2008

Taoufik Jebali fête 20 ans d’El Teatro cette année. Nous l’avons rencontré pour parler de ses travaux et de ses projets

Jet Set : Pourquoi avez-vous choisi « Mémoires d’un dinosaure » pour fêter les 20 ans d’El Teatro ?

  • C’est une idée qu’on reprend pour la deuxième fois ; la première, c’était lors du 10e anniversaire d’El Téatro. Cette pièce est la première création d’El Teatro, en 1987. D’ailleurs, la scénographie, l’atmosphère, tous les éléments de cette pièce sont inspirés des états des lieux en ce temps-là : on n’avait rien, ni scène, ni chaises, ni équipements ! C’est une création liée aux conditions d’ouverture. J’adore ce spectacle et je trouve que c’est une des meilleures créations faites par El Teatro.
    Quand on a repris cette pièce il y a 10 ans avec Raouf Ben Amor, on a mis même pas 3 jours pour re-mémoriser le travail. C’est vous dire qu’il était là, présent, et qu’il n’a jamais quitté notre mémoire, de l’âme, du texte jusqu’à la mise en scène. « Mémoires d’un dinosaure » est une pièce écrite dans les années 40. Pourtant, on y trouve des sujets dramatiques qu’on a tous vus et parfois vécus. Comment expliquez-vous ça ? C’est un questionnement philosophique, humoristique et intellectuel qui est très actuel et vivant. Il a été écrit par Brecht en 1940, quand il était en exil, et il reste toujours d’actualité, ce qui prouve que les problèmes n’ont pas bougé, ils ont peut-être changé d’espace, mais ils restent toujours les mêmes.
    Si on fait la transposition sur notre réalité sociale et culturelle, on constate que ça n’arrive pas qu’aux autres, cela fait partie de notre vécu, ce n’est pas le texte étranger venu d’ailleurs, on s’identifie assez vite aux propos.

Jet Set : Les mêmes problèmes existent depuis plus de 60 ans. Est-ce que cela veut dire que les solutions n’existent pas ?

  • L’humanité en général vit les mêmes problèmes, ce n’est pas propre au Tunisien. La situation est ce qu’elle est. L’ère du matérialisme s’étale de plus en plus, l’humanité n’a pas encore résolu ses problèmes : quand on regarde ce qui se passe dans le monde, les guerres, la mondialisation, la pauvreté, la famine… Cela existe depuis toujours. Le monde a évolué dans la technologie, la communication, l’industrie… Ce qui nous a plus rapprochés des problèmes de l’humanité, car maintenant on peut tout voir et vivre en direct. Je vous donne mon exemple en tant que Tunisien, nous sommes en état de guerre sans jamais l’avoir vue, mais on la ressent et, surtout, on la subit.

Jet Set : Quels sont vos projets à venir ?

  • J’ai repris « Le Fou » d’après Gibrane, une pièce que j’aime beaucoup. Sinon, je travaille sur une expérience pédagogique que j’ai commencée il y a quelques années avec l’atelier de théâtre, Le Théâtre Studio, et avec laquelle on a commencé à rassembler une petite élite. J’entends par élite une initiation au théâtre, une approche, une éthique et une pratique théâtrales, ce qui en premier lieu me permet de me ressourcer en tant qu’enseignant, de renouveler mon imaginaire, et en deuxième lieu, ça me donne une marge de liberté que je ne peux plus trouver chez les professionnels.
    Je ne mets pas en cause la profession, mais je pense que les professionnels demandent au théâtre plus qu’il ne peut leur donner, financièrement et moralement. Je me sens un peu loin des aléas professionnels de ce métier, c’est pour cela que je suis plus à l’aise avec les amateurs venus de milieux proches de nous. Cela fait 3 ans que je travaille avec ces gens-là, et on commence à avoir une sorte de patrimoine, plusieurs nouvelles créations qu’on a faites ensemble. J’ai pris quelques textes d’un auteur contemporain français qu’on a invité récemment. Il a une réflexion très particulière du théâtre et de l’acteur, et pendant les JTC, j’ai présenté la pièce « Novanina no », sur laquelle ont travaillé les 150 élèves du Théâtre Studio. Voilà pour mes projets.
    Sinon, je suis harcelé pour le projet d’un autre « Klem ellil », tous les jours et partout dans la rue, au téléphone, au supermarché, partout… Jusque-là, j’ai résisté, parce que je ne veux pas être un service après-vente. C’est un grand succès, c’est normal que les gens en redemandent. J’ai fait plusieurs pièces après comme « Ici Tunis », « Les Voleurs de Bagdad », etc., mais je ne sais pas pourquoi la formule de « Klem ellil » est restée magique. Parfois, cela me plait et parfois, cela me dérange beaucoup. J’ai peur de l’unique, le spectacle unique, le produit unique, je ne veux pas que ça devienne une marchandise, une marque déposée.

Jet Set : Chaque « Klem ellil » est différent, vous ne proposez jamais la même chose, en quoi cela pourrait-il devenir unique ?

  • Je suis d’accord pour le principe, mais j’ai peur que les gens prennent la chose la moins pertinente de « Klem ellil ».
    Cela ne veut pas forcément dire que c’est le cas, mais quand ça devient une source de frustration chez les gens, ça me fait peur, car je me dis que ce n’est pas ça le but. Je veux être maître de mes décisions, je ne veux pas suivre le marché. Le harcèlement vient aussi de la part de l’équipe de « Klem ellil », Raouf Ben Amor, Kamel Touati, Mahmoud Larnaout, et si je dépasse mon dilemme, je pense qu’il va y avoir une nouvelle création de « Klem ellil », juste pour nourrir l’idée du « oui et non », « ça se fera ou pas ». D’ailleurs, je l’appellerai « Klem ellil 0 ». Ce n’est même pas un projet, une maquette qui ne se réalisera pas, un jeu. Si ça se fait, ce sera pour la rentrée.

Jet Set : Dans la pièce, vous mettez les personnages de côté pour parler directement avec le public. Expliquez-nous le but de cette démarche insolite.

  • Hakim Soltani, le personnage principal, laisse tomber son masque pour dévoiler l’acteur Jaafar El Gasmi en mettant en évidence les problèmes qu’il vit en tant qu’acteur tunisien. Il dit à un certain moment une phrase importante à mon sens : « Encouragez-moi, je suis made in Tunisie, 100% coton ». Il pose ainsi le problème du Tunisien avec le complexe de l’importation. Je ne trouve pas juste qu’un match de foot ou une star étrangère bénéficie d’un matraquage publicitaire, de spots à répétitions, tandis qu’une pièce locale passe souvent inaperçue puisque la télé tunisienne ne fait pas l’effort d’en parler, de l’encourager. Il y a aussi le problème de l’archivage des œuvres théâtrales tunisiennes, il y a des dizaines de pièces de théâtre qu’on ne peut plus revoir. Il est important de permettre aux jeunes d’étudier l’histoire du théâtre de leur pays, son évolution, chose qu’ils ne peuvent pas faire, car ils n’en trouvent pas trace.

Jet Set : On penche plus vers le oui ou le non ?

  • Vers le oui, mais dans le non. Il y a le oui puisqu’il y a le zéro (rire). Il faut le prendre comme un jeu, ne pas se prendre au sérieux.

Jet Set : Qu’est ce qu’on va voir dans cette nouvelle création, la même formule ?

  • Il va y avoir tout ce qu’il n’y a pas eu dans les autres. Si on reprend les mêmes tics, les mêmes codes, ça n’aurait pas de sens.

Jet Set : Qui pourra-t-on voir sur scène ?

  • Raouf Ben Amor, Mahmoud Larnnaout, Kamel Touati, et on verra après…

Jet Set : On verra des tableaux de danse ?

  • Imen Smaoui figure dans le projet.

Jet Set : Vous avez commencé à écrire quelque chose ?

  • Oui, bien sûr, il y des choses déjà écrites, la matière existe pour des dizaines de « Klem ellil ». Mais je ne veux pas être un produit. C’est facile de berner, les gens se font berner tous les jours, mais en ce qui me concerne, c’est peut-être par orgueil, je ne veux pas berner les gens, je veux faire des choses authentiques. Il faut trouver le ton juste.

Jet Set : En voyant vos pièces jouées à guichet fermé, vous ne pensez pas qu’il y a plutôt une demande des créations de Taoufik Jebali en général ?

  • « Klem ellil », c’est générique. Les gens ne savent pas grosso modo de quoi il s’agit, mais génériquement, c’est logique. Nous avons un contenant plus qu’un contenu, car je crois que l’expérience du public dans la masse a été faite à travers la télé, et la télé donne une idée sur la couche superficielle de « Klem ellil », pas le fond. Le fond est enfermé à clé chez la télé, cela concerne la télé, pas moi.

Jet Set : Pourquoi ne commercialisez-vous pas les anciens « Klem ellil », pour que les gens, les jeunes qui n’ont pas eu la chance de les voir au théâtre, puissent les voir sur DVD et connaître cet aspect du théâtre tunisien ?

  • Oui, c’est vrai, vous avez raison, mais parfois je me dis que le théâtre est éphémère, la pièce de théâtre a une courte durée de vie. On l’a en mémoire, mais est-ce qu’on le garde jalousement pour le protéger ou est-ce qu’on le donne à tous ? Il faut le faire pour le principe, il faut un bon producteur qui puisse commercialiser ces pièces, j’ai tout ce qu’il faut. S’il y a un producteur qui veut le faire, on est prêt. En tout cas, les livres sont en cours d’impression, ils sortiront dans un mois. Toutes mes pièces sortiront en livres.

Jet Set : Y a-t-il, parmi vos élèves et les jeunes amateurs du théâtre que vous côtoyez, des gens qui puissent prendre la relève, aller dans la même direction que Taoufik Jebali ?

  • Ce n’est pas important qu’ils prennent la même direction, je montre les voies, je facilite la tâche. Quand on a fait l’avant-première lors de la rencontre des jeunes metteurs en scène, j’ai vu des spectacles qui se démarquent de ce qui se fait dans le théâtre, ils ne sont plus collés aux mentors comme Jeaibi, Raja Ben Ammar, Guannoun ou autres… On retrouve une autre forme d’écriture, une culture et une vision différente, nouvelle. La génération du Théâtre Studio est une nouvelle race d’acteurs de théâtre, ils ont d’autres origines sociales et culturelles, ils auront une autre influence même à moyen terme sur le théâtre tunisien.

Jet Set : Quand pourra-t-on voir ces créations ?

  • On les présente en juillet.

Jet Set : Quelle est la source de votre sens de l’humour si particulier ?

  • C’est une forme de dérision. Je n’ai pas de distance par rapport à la vie, en public, je n’ai aucun sens de l’humour, je m’énerve comme tout le monde, mais je pense que le sens de l’humour est une manière de résister. Quand j’y pense, mon père avait le sens de la réplique, même ma grand-mère avait un énorme sens de l’humour, c’est peut-être aussi pour ça que j’ai presque toujours le mot qu’il faut.

Jet Set : On a vu vos collègues, comme Kamel Touati ou Raouf Ben Amor, à la télé, au cinéma, ils sont allés explorer autre chose, mais vous êtes resté au théâtre. Est-ce un choix ou un concours de circonstances ?

  • Un directeur de télévision m’a dit un jour, « Il faut que les compétences viennent à la télé ». Je lui ai répondu que la télé doit montrer sa compétence pour appeler les compétences. Donc, le choix n’est pas seulement esthétique et philosophique, la télé est un grand moyen de communication, mais malheureusement, elle n’est pas tenue par des personnes compétentes. Je ne sais pas ce que j’irais faire à la télé dans ces conditions. Il faudrait un espace moderne, beau et évolué, qui me donnerait envie de jouer dans un feuilleton, un film, d’écrire pour la télé ou le cinéma. Je ne veux pas participer à une course d’obstacles pour pouvoir y arriver, je n’aime pas me battre ou ruser pour pouvoir réaliser un projet. Je préfère rester dans mon théâtre, dans mon espace, et si je dois travailler dans un autre espace, il faut que je m’y sente bien. Je ne suis pas contre ceux qui travaillent à la télé, mais quand la télé deviendra vraiment un moyen moderne où on pourra s’exprimer comme on le fait au quotidien avec nos moyens d’expression, là je travaillerai peut-être à la télé.

Jet Set : Vous n’avez pas pensé à écrire un film ?

  • J’ai écrit avec des amis réalisateurs en tant que dialoguiste dans plusieurs films tunisiens. Il faudrait que je présente un scénario à mon seul producteur qui est l’État, qui lui-même dépend d’une commission, qui elle-même est constituée de membres qui n’aiment pas trop les étrangers, je devrais passer un examen que je ne réussirais pas forcément, enfin c’est compliqué. Si je décide un jour de faire un film, ce sera à l’aide d’une caméra « diari », comme celles des mariages, dans un endroit sans lumière et sans équipe de cinéma. Là peut-être, je pourrais réaliser un projet sans pour autant devoir passer le fameux examen auprès de la Commission qui décidera ce qui se dit ou pas. D’ailleurs, même en ce qui concerne le théâtre, j’ai décidé de ne plus présenter mes projets au ministère, car je ne veux pas passer par un cahier des charges. Je suis d’ailleurs en train de réaliser des choses sans l’accord du ministère. Il faut que ce dernier devienne partenaire et non pas une entité qui impose ses idées.

Jet Set : Parlons un peu du public qui vient voir vos spectacles.

  • Il y a plusieurs sortes de publics, le conscient, l’inconscient, celui qui ne sait pas ce qu’il vient faire dans un théâtre, mais il y a une chose positive, c’est qu’il est en train de s’améliorer. Le public averti ne vient presque plus, il a vieilli, il a d’autres soucis. Mais il y a une génération qui vient de l’étranger, qui a la prétention d’être différente, il y a une nouvelle intelligence, un public habitué à une autre manière de voir les choses. Cela dit, on sent toujours qu’on ne doit pas dépasser la dose prescrite suivant une certaine culture générale. Par exemple, l’accueil par rapport aux pièces « Le Fou » et « Mémoires d’un dinosaure » est plus enthousiaste qu’il y a quelques années. Le public répond à l’appel, il a besoin de se reconnaître, il y a la soif d’être raconté par tous les moyens, car il ne se reconnaît plus à la télé ; avec la parabole, il se projette par rapport à d’autres sociétés étrangères comme l’égyptienne ou autre.

Jet Set : Vous enseignez aux jeunes et vous les côtoyez au quotidien, quel conseil pourriez-vous leur donner ?

  • Il faut être curieux, il faut lire, quitter les lieux communs, oublier les préjugés, il faut se faire ses propres idées des choses et essayer de les approfondir et les comprendre. Faire ce qu’on veut, éviter de suivre sans réflexion.

Propos recueillis par Neïla Azouz

Source : http://www.jetsetmagazine.net


 

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