CHRONIQUE : DES LIMITES DE LA TRANSGRESSION

Par Ikbal Zalila – Le Temps du dimanche 3 Juillet 2011.

Le cinéma tunisien entretient, depuis trois décennies, une réputation sulfureuse de transgression. Des films comme «Halfaouine» ou les «Les Sabots en or» ont certainement contribué à repousser les limites du dicible et du représentable dans le cinéma arabe. Corps nus, corps opprimés par les pouvoirs, corps souffrant et aspirant à la liberté, les films tunisiens des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix auront fait de la représentation de la «corporeité» un enjeu symbolique majeur.

Le corps, (féminin surtout), dans le cinéma tunisien, est le réceptacle de toutes les formes d’exercice du pouvoir politique (pouvoir de l’État, domination masculine) mais aussi et paradoxalement, le lieu d’une contestation de toutes les formes de domination. Les corps meurtris subissent mais réagissent, et c’est cette faculté qu’ont les corps à réagir qui en fait des lieux d’expression d’une contestation de tous les ordres établis. C’est ce qui a valu aussi au cinéma tunisien sa (bonne/mauvaise ?) réputation auprès des critiques et des publics arabes.

Inscrites dans la grande Histoire, ces petites conquêtes des cinéastes sur les dictatures et les fanatismes n’ont pratiquement trouvé aucun écho dans nos sociétés. Plus, cette volonté affichée de briser des tabous a coïncidé avec la montée en puissance de l’islamisme en Tunisie au milieu des années 80, avec pour corollaire à l’échelle de la société tunisienne, des tentatives plutôt violentes de remise en question d’une modernité que l’on croyait définitivement acquise. C’est à la lumière de ce contexte que le cinéma de Nouri Bouzid a pu sembler aussi subversif. Rétrospectivement et par honnêteté par rapport à l’Histoire, il faut se rendre à l’évidence que la contribution de ces films qui ont osé braver les interdits au recul de l’obscurantisme aura été nulle. Mais ces films, dans le contexte autoritaire où ils sont nés, auront incontestablement permis d’élargir le champ de la liberté d’expression en Tunisie.

Deux décennies plus tard, ce qui relevait de l’expression d’une démarche politique s’est transformé en une sorte de «label» pour lever des fonds ici et là et entretenir ce mythe (qui n’est plus) d’un cinéma de la transgression. Et ce qui est valable pour la Tunisie se retrouve ailleurs. Que l’on soit Chinois, Iranien, Roumain, Tunisien ou Algérien, oser c’est s’attaquer à ce qui, aux yeux de l’éventuel bailleur de fonds (généralement du Nord), est inattaquable. Les limites du représentable et leur dépassement sont désormais tributaires d’un regard étranger ou local acculturé (ce qui revient finalement au même). Il s’agit bien évidemment de tendances, il serait injuste de loger tous les cinéastes du «Sud» à la même enseigne. Ni de prôner une quelconque pureté ou authenticité (par ailleurs toujours dangereuse et illusoire) des mondes qu’offrent nos cinéastes à nos regards. L’acculturation est dans l’ordre des choses, elle est le moteur du changement. Toute la question est de savoir, comme le dit Édouard Glissant, «changer en restant nous-mêmes». Appliqué au cinéma national, ce propos signifie qu’une remise en question s’impose chez nos cinéastes dont certains ont exploité, jusqu’à épuisement, ce filon de «l’orientalisme», au point de quasiment l’ériger en norme. Le processus révolutionnaire que nous vivons est on ne peut plus propice à cette remise en question synonyme de rupture avec un certain cinéma qui a toujours «triché» pour plaire, ailleurs plutôt qu’ici.

Ikbal Zalila

Source : http://www.letemps.com.tn/


 

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