UN CERCUEIL AU BOUT

SEMAINE DE LA CRITIQUE

Les travaux et les jours

Un cercueil au bout

C’est un très beau livre d’heures que «L’Ombre de la terre», de Taïeb Louhichi, sur les travaux et les jours d’une petite communauté ou d’une très abondante famille «orientale». Commencé comme une sorte de poème élégiaque et dans une attitude contemplative face aux dunes et aux tentes, comme une fête (la célébration d’un mariage), le film se mue en drame et s’achève sur l’interminable parcours, en plein ciel, d’un cercueil que l’on va déposer sur le quai, le cercueil d’un mort en terre d’exil.

Ce film (présent à la Semaine de la Critique) est lent, sans longueurs. Lent car il épouse le rythme d’une vie pastorale, du pas du troupeau, des moutons, des chèvres qui assurent la survie de la collectivité, le rythme des rites aussi, de tous les rituels (parfois frénétiques, ils s’insèrent dans une continuité) issus de cette terre, de ces travaux encore artisanaux. Un autre rythme, extérieur, va venir agresser l’équilibre jusque-là maintenu. C’est par étapes successives que l’agression se produira, entraînant la dégradation de tout, le malheur de tous. Il y a le jeune homme que l’on arrache aux siens pour l’emmener faire son service militaire, et ce départ forcé suit les séquences assez pénibles du «recensement» de la communauté, les photos anthropométriques, le passage sous la toise où le patriarche, les femmes, sont comme les autres, recensés par le fichier du pouvoir central. II y a le départ volontaire et forcé à la fois, d’un autre, puis de tous les autres qui abandonnent le campement, le troupeau décimé par l’épidémie mystérieuse, laissant seuls avec quelques bêtes, le patriarche et la femme dont le mari est le premier parti.

Certains vont essayer d’aller survivre ailleurs, de devenir ouvriers, de vivre autrement dans l’activité des villes. C’est probablement fuir une tragédie pour une autre.

Il y a la pénétration soudaine de cet univers d’un autre temps et d’aujourd’hui par le retour passager de celui, parti au loin, qui rentre en veste de cuir, avec des cadeaux pour tous: des étoffes, une télévision, contrastes de temps, de lieux, d’objets, de formes de civilisation.

Le final tragique n’est que la conclusion inscrite dans une certaine logique. Il nous fait encore rencontrer une autre étape d’inhumanité assumée, à son corps défendant, par un gardien de l’administration, l’inhumanité administrative.

«L’Ombre de la terre» c’est tout cela, mais c’est avant tout ce regard maintenu, respectueux de cette pauvreté (mais sans y mettre de passéisme) des êtres, de leur décor brûlé de soleil, de ce sol aride. Ciels, terres, nuits orientales certes, mais ce n’est certainement pas sans raisons que Taïeb Louhichi a voulu nous laisser dans l’incertitude sur l’endroit, le pays exact décrit par son film. Une dimension d’universalité en surgit.

Albert Cervoni

L’Humanité – France


 

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