L’OMBRE DE LA TERRE, DE TAÏEB LOUHICHI : LA FIN D’UNE CIVILISATION

Par Jacques Siclier

Dans une région désertique d’Afrique du Nord, une communauté familiale vit sous quatre tentes. On élève des moutons, on a des provisions dans les silos. On fête le mariage du fils aîné. Mœurs et coutumes d’un temps révolu pour les montrer, Taïeb Louhichi (c’est son premier long-métrage, coproduction franco-tunisienne) a fait modeler par son directeur de la photographie, Ramon Suarez, des images qui font les couleurs et la beauté des tableaux nord-africains de Delacroix. Ce n’est pas nostalgie ni concession à l’«orientalisme» chères à l’Europe du dix-neuvième siècle, mais la représentation picturale et cinématographique d’un monde dont seul va rester le souvenir. Car l’évolution s’est faite ailleurs, un ailleurs d’où vient parfois un marchand ambulant.

Le fils aîné doit partir travailler au loin, pour aider les siens. En son absence, une maladie oblige à abattre une partie des moutons, et les réserves des silos sont en voie d’épuisement. Lorsqu’il revient avec des cadeaux et un poste de télévision (qui transmet les nouvelles du monde arabe, mais aussi des spectacles choquant les lois morales du clan), les jours de malheur sont arrivés. Les images prennent un aspect plus prosaïque, plus dramatique aussi.

L’administration centrale délègue fonctionnaires et soldats pour établir les cartes d’identité de ces gens du désert et obliger le fils à se rendre au service militaire. Le réalisateur fait naître une émotion profonde en suggérant la perte de l’identité réelle de ces hommes et de ces femmes, dont on prend les empreintes digitales et les photographies pour leur donner une existence officielle. Il ne défend pas les valeurs du passé contre le modernisme. Il demande, pour ces valeurs, un respect, une compréhension.

Sans didactisme, sans pathétisme, avec la force d’un style à la fois réaliste et poétique, Taïeb Louhichi décrit les conséquences d’une transformation sociale qui ajoute ses agressions aux calamités de la nature. Une communauté qu’on aurait pu, qu’on aurait dû aider à survivre, disparaît, se dissout dans l’anonymat ou la mort.

JACQUES SICLIER

Le Monde du 23 novembre 1982.


 

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