MOHAMED ALI BEN JEMAA NOUS OUVRE SON COEUR !

Propos recueillis par Neïla Azouz – jetmagazine.net – Publié le 22.02.2011

Mohamed Ali Ben Jemaa, alias Dali Ben J., a toujours été un artiste complet. Il a commencé dès son plus jeune âge avec le rap et le hip-hop, puis s’est lancé dans le théâtre, la télé et le cinéma.
Personnellement, j’ai du mal à croire que cet homme a dépassé les 40 ans. Avec son style, sa forme physique et son look très jeune, il traverse les années et accumule les expériences dans tous les domaines artistiques, et l’âge n’a jamais altéré son dynamisme ni sa polyvalence. Il fait partie de ces artistes qui ont toujours osé défier et parler, et il continue de plus belle avec des morceaux de rap engagés de très bonne qualité, une musique et des paroles qui vont droit au cœur.

Nous avons eu le plaisir de l’interviewer plusieurs fois, mais là, c’est complètement différent car, qu’on le veuille ou non, il y a l’avant et l’après 14 janvier 2011. C’est d’ailleurs la première question que je lui ai posée !

Il y a l’avant et l’après 14 janvier 2011. Racontez-nous comment se comporte l’artiste tunisien maintenant, après la révolution ?

  • Je pense que le statut d’artiste est temporairement mis de côté pendant une révolution, je suis personnellement descendu dans la rue avant et pendant le 14 janvier, c’est d’ailleurs un jour que je ne pourrai jamais oublier. Énormément d’artistes sont descendus devant le ministère de l’Intérieur, ils ont d’ailleurs été mis sur une liste noire et ont même été interrogés. Si Ben Ali était resté, ils auraient pu courir un grand danger. Il y a des artistes engagés depuis toujours, surtout au théâtre et au cinéma. Pour revenir à votre question, les artistes sont maintenant libres de s’exprimer comme ils le veulent. Avant, il y avait l’autocensure : le rap, par exemple, était complètement censuré, on n’entendait jamais une de mes chansons sur les radios nationales, sauf parfois sur Mosaïque Fm et Jawhara Fm. La chanson de Cinecitta parle de la censure, des pots de vin, des artistes maltraités… mais elle est passée un peu inaperçue car elle a été étouffée.

Comment voyez-vous l’après-révolution ?

  • Il y aura sûrement une grande anarchie qui va se développer, c’est d’ailleurs ce qu’on est en train de voir maintenant et j’espère que ça ne va pas durer, j’espère vraiment que cet orage va éclaircir bon nombre de choses et que ça va finir par se calmer. Cette liberté et cette démocratie sont des choses complètement nouvelles pour nous, et il est tout à fait naturel de voir une certaine confusion. Il y a ceux qui veulent en tirer profit et ceux qui sont réellement lésés, le truc c’est de savoir les différencier et agir en conséquence. Je pense que tout ce brouhaha se calmera avec des sacrifices et du temps, mais j’espère que le Tunisien ne deviendra pas agressif, j’espère qu’il fera l’effort de se cultiver politiquement car on a tous de grandes lacunes dans ce domaine.

On dit toujours que trop d’informations tue l’information, du coup le peuple n’arrive plus à comprendre réellement ce qui se passe. Est-ce que vous, artistes, avez pensé à un moyen pour leur passer un message plus clair ?

  • On est actuellement en train de découvrir d’autres acteurs, d’autres stars sur la scène médiatique, ce sont les hommes politiques et les pseudo politiciens qui se permettent de donner des leçons. Du coup, le langage a changé et le citoyen tunisien se sent un peu perdu, il faut lui parler avec son langage et prendre le temps de lui expliquer les choses. Personnellement, je n’ai jamais voulu parler avant le 14 janvier pour éviter l’autocensure, par la suite je me suis exprimé à travers mes chansons, j’ai milité dans la rue, j’ai fait partie de mon comité de quartier, j’ai aidé avec ce que j’ai pu, j’ai donné mon sang… mais je n’aime pas monter sur le dos de la révolution pour me mettre en avant. D’ailleurs, beaucoup de journalistes m’en ont voulu.

On est en train de voir, et c’est assez désolant, que certaines personnes ont mal compris le sens de la démocratie. Beaucoup pensent que c’est la liberté absolue, ce qui engendre naturellement un manque de civisme et d’éducation. Qu’est-ce que vous en pensez ?

  • La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Le manque d’éducation, les insultes et les attaques personnelles ne servent en aucun cas ni la démocratie, ni le pays, ni son peuple. Personne n’a le droit de juger sans preuve. J’espère que ces gens-là vont comprendre qu’on est toujours un pays de loi et de justice. Si quelqu’un m’insulte personnellement, je ne vais pas me taire, je le poursuis et c’est mon droit en tant que citoyen de ne pas accepter ses insultes.

Ces derniers temps, on voit de plus en plus d’artistes tunisiens qui soutenaient publiquement l’ancien régime devenir d’un coup des anti-Ben Ali. Est-ce qu’on peut avoir confiance en eux ?

  • On ne peut pas exiler complètement ces gens-là, il y a des faibles qui ont été contraints et il y a les complices. Toute personne coupable d’une chose doit payer sa dette à la société et pourra après revenir sur le droit chemin.

Vous êtes un artiste qui touche à tout : théâtre, cinéma, télévision, musique… pourquoi avez-vous choisi le rap comme moyen d’expression ?

  • Je suis retourné là où j’ai commencé. J’ai grandi dans le rap et le hip-hop, et après un cycle de 20 ans, j’ai voulu revenir à mes premières amours. Je trouve que le rap et le slam sont des moyens d’expression qui expriment réellement une rage, une position ; ils dénoncent des choses et parlent avec un discours politique direct, sans aucun détour. Il n’y a pas d’âge pour faire du rap, j’ai fait un essai avec la chanson Cinecitta que j’ai offert à Brahim Letaief, elle lui a plu et il l’a gardé. L’histoire du film Cinecitta est très représentative de ce qui se passait réellement ; ça parle de la censure, des micmacs et des combines du monde du showbiz et du cinéma en Tunisie. Par la suite, j’ai continué avec des sujets qui me dérangent comme le foot, l’hypocrisie… tout ça me permet de passer mon message, mais c’est aussi une thérapie pour moi. La chute de Ben Ali m’a naturellement amené à faire la chanson «23 sné». Elle exprime une rage, une colère qui étaient tues pendant 23 ans, les 23 années qu’il a passées au pouvoir sans jamais nous comprendre.

Comment est venue l’idée de cette chanson ?

  • Je travaille en atelier et j’essaie de m’entourer de gens qui me «comprennent». Je travaille énormément avec Mehdi R2M qui m’aide beaucoup sur le texte, il savait que j’imitais bien ; on s’est rencontré au Teatro quelques jours avant le 14 janvier, on en a parlé, on a commencé à y travailler le 15, et le 18 le titre est sorti sur Facebook.

Et le clip ?

  • J’ai fait le clip avec Amor Benny, un jeune rappeur intellectuel, étudiant en droit. On a veillé tard pour dénicher des photos d’internet et on a sorti le clip. Concernant la musique, j’ai pris la musique instrumentale de chez Hassen, un jeune compositeur de Sfax qui l’avait composée depuis deux ans. Puis j’ai travaillé avec Saif Kechrite dans son studio et de jeunes musiciens qui m’ont aidé à enregistrer ce titre.

La chanson a tout de suite eu beaucoup de succès et elle est même passée dans plusieurs radios, comment avez-vous fait ?

  • Je n’ai pas du tout fait de promotion, ni appelé aucune radio pour supplier, ce qui était le cas avant… Ce titre s’est imposé par lui-même, je n’ai même pas voulu mettre mon nom dessus pour ne pas risquer d’attirer les foudres des préjugés. En Tunisie, on est habitué à juger celui qui a fait le titre et non pas le titre en lui-même. D’ailleurs, beaucoup de gens ne savaient pas que c’était moi. Je crois en l’artiste libre et polyvalent.

Vous avez accordé une interview à un journal d’opposition le 7 novembre 2008 où vous avez clairement critiqué l’ancien régime ; que s’est-il passé après ?

  • Beaucoup de gens m’ont critiqué et en quelque sorte menacé mais, comme je le dis toujours, je suis citoyen du monde, libre et Tunisien, je critique, je milite et je dis ce que je pense, et personne ne pourra me faire taire, ni maintenant ni jamais.

Vous allez continuer dans le rap et sortir un album ?

  • Je suis quelqu’un qui aime faire les choses dans les règles de l’art, d’une façon professionnelle, même si je suis en quelque sorte un amateur dans le domaine du rap. Ça m’amuse d’ailleurs de dire que je suis un rappeur du dimanche. C’est un plaisir de faire du rap, un moyen de répondre aux critiques, de dire ce que je pense et de faire ce que j’aime. Mon album est presque prêt, il contient 12 titres et je vais en rajouter 2 car le chiffre 14 est très important.

Et le cinéma, le théâtre, la télé ?

  • Bien sûr. Je suis comédien, j’ai des propositions en Tunisie mais aussi à l’étranger, j’ai eu un petit rôle dans le dernier film de Sakka, il y a le projet de Noujoum Ellil 3, je tourne bientôt un clip… et entre-temps, je suis en train de caster quelques jeunes rappeurs pour les aider avec mes moyens. Il y a aussi le projet d’une association de rappeurs, il y a en ce moment l’exposition gratuite sur la révolution dans ma galerie d’art «El Makhzen» à Bab Souika… les projets ne manquent pas ! On va aussi essayer de vendre des CD de rappeurs qui ont chanté la révolution et cet argent ira aux nécessiteux. J’essaie d’être actif et d’aider au maximum.

Comment voyez-vous l’avenir ?

  • On est en train de passer par une période difficile, mais je reste optimiste. Il faut travailler et avancer dans la qualité de ce qu’on veut réaliser, changer nos mentalités, éviter d’être agressif… et le plus important, c’est le respect de l’autre. Le nouveau gouvernement doit savoir gagner la confiance du peuple, sa crédibilité est très fragile, il faut du temps et une application intransigeante des lois. Il faut aussi que nos Tunisiens à l’étranger reviennent pour nous aider à reconstruire le pays sur de bonnes bases, les ingénieurs, les savants, les intellectuels…

Je sais que vous avez beaucoup de peine pour un ami que vous tenez à défendre, racontez-nous son histoire.

  • C’est un ami qui m’est très cher, il a fauté et payé largement sa dette à la société. C’est Haythem Abid, un footballeur qui a joué dans l’équipe nationale et l’espérance, ça fait 15 ans qu’il est en prison. C’est un appel que je veux lancer à la justice tunisienne et à tous les responsables. Haythem Abid a purgé la moitié de sa peine, il a été condamné à 30 ans de prison et a payé le prix fort, contrairement à d’autres personnes plus impliquées que lui. C’est l’œuvre de Leila Ben Ali et Seriati en 1998 ; tout le monde connaît l’histoire maintenant. Il faut vraiment l’aider, il a subi deux opérations, a souffert pendant 15 ans, il est temps qu’il sorte et qu’il voie le soleil. Je vais faire tout mon possible pour l’aider, rassembler des gens et le sortir de prison.

Propos recueillis par Neïla Azouz

Source : http://www.jetsetmagazine.net/


 

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