WALID TAYAA — ENTRETIEN AVEC WALID TAYAA, CINÉASTE : LA VIE ORDINAIRE SOUS LE PRISME D’UN CINÉASTE NEVROSÉ

Par Asma DRISSI – La Presse de Tunisie – Publié sur 07/10/2019

Il est provocateur, agitateur et ne mâche pas ses mots. Son humour décalé, trash et agressif vous arrache d’énormes fous rires, mais laisse au fond du palais une amertume persistante. C’est Walid Tayaa, celui que beaucoup ont connu très jeune au sein de la Fédération des ciné-clubs, et des cinéastes amateurs, qui s’est frayé un chemin dans le professionnalisme sans perdre une miette de sa passion. Son premier long-métrage est à l’affiche : «Fataria» est une parabole aux références bien soulignées et au discours bien trempé. Entretien.

Si vous voulez bien vous présenter à nos lecteurs et au public qui verra (ou a déjà vu) votre film dans les salles à Tunis et dans les régions.

  • Après des études de sociologie, j’ai travaillé comme assistant-réalisateur. Mais, bien avant, j’ai adhéré à la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs (FTCA), ainsi qu’à la Fédération Tunisienne des Ciné-Clubs (FTCC). J’ai réalisé des courts-métrages amateurs et participé à des festivals internationaux indépendants. En 2006, j’ai signé mon premier court-métrage professionnel «Madame Bahja», sélectionné dans «Tous les Cinémas du Monde» au Festival de Cannes. J’ai suivi des stages dans plusieurs pays, entre autres la formation continue de la Fémis (France) en 2007. En 2009, j’ai réalisé deux courts-métrages : «Prestige» et «Vivre» ainsi qu’un documentaire, «Moi El Issawi». En 2012, «Boulitik», un court-métrage de fiction et en 2014 un documentaire de création «Journal d’un citoyen ordinaire». Voilà en gros mon parcours.

«Fataria», votre premier long-métrage a longtemps mûri, puisque le projet remonte à près de 10 ans !

  • Je vis la sortie de Fataria comme un soulagement, un accouchement, une fête, les sentiments se mélangent en moi tellement ce film a vécu de moments d’émerveillement mais aussi beaucoup de difficultés. Le scénario a été développé dans le cadre de la formation continue de la Fémis en 2007, puis a participé en 2011 à la Fabrique du Monde du festival de Cannes. Vous me direz ce scénario est né sous une bonne étoile ! Eh bien non, car depuis, plus rien; car mis à part des problèmes de production et le changement de producteur, la recherche de financement fut un véritable cauchemar, attendu qu’excepté l’aide du CNC France et du CNCI tunisien, aucun fonds n’en voulait.

Comment expliquez-vous ce blocage ?

  • Déjà, la comédie n’est pas un genre apprécié par les fonds d’aide, très peu de films de ce genre considéré comme mineur bénéficient de leur intérêt. De plus, «Fataria» ne présente pas l’image qu’ils ont envie de voir de nous. Pas de machisme, pas de femmes battues, pas d’intégristes qui veulent exterminer le monde, aucun des ingrédients qui font saliver l’occident. Ma vision et mon écriture fantasque ne les intéressent pas.

Comment la situation s’est-elle débloquée ?

  • Heureusement, et grâce à l’implication de ciné-téléfilms et le soutien amical de Dorra Bouchoucha, «Fataria» a pu voir le jour, mais avec des sacrifices par manque de moyens. C’est un film tourné en 4 semaines. Et là, je tiens à remercier mon chef-opérateur, Charles Hubert Morin, qui a su m’épauler et m’aider à trouver les solutions qu’il fallait pour toutes les contraintes que j’avais eues.

«Fataria» est un film qui ne quitte pas l’univers de Walid Tayaa qu’on connaissait de lui dans ses courts-métrages… Est-ce que vous l’inscrivez dans cette continuité, ou bien vous le considérez comme étant une expérience nouvelle ?

  • C’est une comédie très locale, elle rejoint mes courts-métrages et même les deux documentaires que j’ai réalisés dans la manière d’appréhender le cinéma ; un cinéma personnel mais pas nombriliste, qui s’écrit par la force des personnages, du fantasque et de la fantaisie. J’aime l’opulence en tout, dans les couleurs, dans les costumes, dans les dialogues et dans les sentiments. Et le public tunisien semble apprécier, d’ailleurs, je tiens à dire que l’accueil du public pour le film est ma plus belle récompense.

Revenons à l’histoire du film. C’est une journée dans la vie de 5 personnages, où le politique est présent dans toute sa splendeur. Quel message voudriez-vous faire parvenir ?

  • L’idée de base est celle du décalage entre le discours politique des années Ben Ali et le quotidien des gens. D’ailleurs, c’est un décalage qui persiste jusqu’à aujourd’hui, mais d’une autre manière et avec un autre contenu. C’est une carte postale qu’on ne cesse de vendre et dont on nous contraint, non seulement à entendre, à reproduire, mais surtout à voir et à croire.
    Le film est un désir de raconter une névrose nationale, tous les espaces sont fermés, tous les personnages sont enfermés, comment faire l’autopsie de cet état général à travers le détail d’une vie ordinaire et quotidienne avec ces 5 histoires qui ne se croisent pas, qui n’ont rien de commun.

Justement, le sens du détail est très présent dans le film, avec de gros plans et une caméra qui traque…

  • Oui, c’est partant du détail que je raconte la vie, c’est aussi l’envers du décor d’une carte postale. Les plans en subjectif que j’utilise dans chacun des décors et qui donnent le sentiment d’être épié est pour moi l’œil du flic. D’ailleurs, l’image est déformée, granulée, étirée, je la voulais ainsi avec cette impression de bas de gamme (une culture assez répandue chez nous : celle du bas de gamme, le bon marché).
  • En gros, je filme des personnages névrosés confrontés à leur sort, enfermés et surveillés.

C’est un film aussi très coloré, une atmosphère qui va certes avec le genre comique, mais pas avec le discours que vous voulez transmettre.

  • Les couleurs vives et éclatantes font mon univers et mon inspiration, et je ne cache pas mes références à Almodovar, Fellini et Bunuel. Les couleurs, les formes opulentes, les bouffes…ce sont des images que je garde de ma culture des ciné-clubs et qui m’ont marqué et ont forgé mon style.

Le film est aussi un voyage culinaire ?

  • Oui, je filme de près la nourriture, les plats, les personnages qui mangent, qui se délectent et cela aussi me ressemble. Je cherchais un ensemble éclatant et hautement dépressif.

Comment écrit Walid Tayaa ?

  • Je suis un boulimique de l’écrit, j’écris tout le temps, pour moi, des scénarios, des textes, j’écris pour des acteurs et des actrices, je vois ce que j’écris et j’ai besoin d’aimer ces comédiens, de partager beaucoup de temps avec eux, de manger, de vivre avec eux, je me vois en eux, je me vois avec eux, je me vois jouer et donner la réplique… c’est compliqué, c’est fusionnel et excessivement passionnel.

Comment concevez-vous le cinéma que vous continuerez à faire ?

  • Un cinéma sans concession, libre de tous les diktats, et celui du cinéma exportable. A la FTCA et la FTCC, j’ai appris l’acharnement, la passion fervente, l’agressivité dans ce que je veux, la hargne et la générosité. Et surtout le sens de la liberté. C’est ce que ma grande famille m’a transmis et ce que je transmets à mon tour aux jeunes de la FTCA.

Source : https://lapresse.tn/


 

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