POURQUOI LES MILLE ET UNE NUITS ?, DE NACER KHÉMIR : IMMERSION DANS LES CONTES DES MILLE ET UNE NUITS

Le professeur Jamel Eddine Ben Cheikh

Par : Chiraz Ben M’rad www.jomhouria.com – 10 janvier 2024

Photo du professeur Jamel Eddine Ben Cheikh

À côté de sa trilogie du désert (Les Baliseurs du désert (1984), Le Collier perdu de la colombe (1991), Bab Aziz (2005), de «Yasmina et les soixante noms de l’amour» (2013) pour ne citer que ces fictions, Nacer Khémir s’est intéressé tout au long de son parcours de cinéaste à des personnages-clés de l’art ou de la civilisation arabe, à travers une expression cinématographique documentaire. En 2007, il réalise avec Bruno Moll un film sur le peintre Paul Klee qui est venu en Tunisie en 1914 avec ses deux compagnons August Macke et Louis Moilliet, baigner et s’imprégner de la lumière du pays.

S’ensuivirent d’autres films, d’abord un saisissant documentaire sur la langue arabe avec pour personnage principal le professeur au collège de France, André Miquel. Ensuite un autre film sur les contes des Mille et une nuits (1990) avec pour personnage principal Jamel Eddine Ben Cheikh (1930-2005), professeur de littérature arabe et médiévale à la Sorbonne. Sans oublier «Loving Wallada» (2019) qui revient sur le personnage de Wallada, fille unique d’un des derniers califes Omeyyades et poétesse tenant un salon littéraire qui recevait l’élite artistique et savante de Cordoue du 11ème siècle.

Les trois films constituent des références-clés pour ceux qui s’intéressent à la civilisation arabe à travers le prisme cinématographique. Ils constituent en effet, par l’érudition des narrateurs invités, des documents précieux et incontournables sur des pans culturels importants de notre histoire passée. Et c’est « Pourquoi les mille et une nuits ? », film qui n’a jamais été projeté en Tunisie, que nous avons eu le plaisir de découvrir lors d’une projection récemment organisée à l’IFT.

Fidèle à son travail d’archéologue de la civilisation arabe, Nacer Khémir nous propose, à travers ce film, un voyage au cœur d’un texte fondateur de notre identité arabe : une œuvre littéraire foisonnante de contes dans lesquels l’imaginaire fertile est débordant d’histoires incroyables telles que celles de Sindbad le marin, de Kamar Ezaman et la princesse Boudour, ou encore celle de Chams Ennahar, la favorite du calife. Dans ce film, le cinéaste invite le professeur franco-algérien Jamel Eddine Ben Cheikh à raconter les contes des Mille et une nuits, lui le spécialiste qui les a traduits, commentés et enseignés. Paroles savantes que le réalisateur va habiller avec des images et de la musique qui vont restituer elles aussi une part d’une profusion culturelle négligée.

Loin de tout ésotérisme, Jamel Eddine Ben Cheikh explique que la culture arabe a marqué les contes Les Mille et une nuits d’une empreinte indélébile. «Les nuits», comme il les appelle, est un inventaire de récits que l’on peut organiser en trois types de familles : les récits d’amour, les récits de guerre et les récits de voyage. «Ces récits s’emparent généralement de vérités historiques, vont la retravailler pour leur propre compte et y insuffler de réelles thématiques. Ces récits travaillés par l’oralité vont finir par s’agglutiner pour donner naissance à ce recueil dans sa forme définitive» précise le professeur.

Ben Cheikh, qui est auteur d’un essai sur «Les nuits», rappelle que c’est Antoine Galland (1646-1715) qui a révélé au monde l’œuvre des «Mille et une nuits» à travers sa traduction. Elles sont toujours selon lui ce lieu où «les imaginaires arabes ont pu fonctionner assez loin des injonctions du pouvoir».

Le conteur propose par ailleurs une lecture assez intéressante du personnage de Shéhrazade qui n’est, selon lui, ni personnage exotique, ni personnage de distraction. «Shéhrazade essaye de montrer de l’espèce humaine est faite de désirs et de lois et qu’on ne peut pas être homme sans accepter cet affrontement des forces du désir et des dispositions de la loi, c’est comme ça que me semble être la philosophie de Shéhrazade» dit-il.

Dans ce film, deux narrations s’entremêlent, celle de Ben Cheikh, le conteur, le narrateur et celle de Nacer Khémir l’imagier. Quand le premier parle du «pacte du silence de la civilisation arabe», du «conteur, commentateur libre de la réalité et de l’imaginaire», de «la féminité», des «raffinés (الظرفاء)», de «l’érotisme», de «la mort», les images du cinéaste viennent proposer des mise-en scènes adaptées et inviter des musiques à accompagner la parole par des rythmes appropriés. Le cinéma accomplit ici un acte de transcendance de l’oralité car, sans vouloir la dépasser ou la surclasser, il en fait jaillir des formes, des espaces, des visages et des couleurs qui s’imbriquent dans les idées énoncées.

«Pourquoi les mille et une nuits ?» est à la fois un cours magistral sur «Les Nuits», un hommage à un grand universitaire arabe disparu aujourd’hui et surtout un film précieux sur un texte essentiel de notre identité. C’est d’ailleurs comme ça que le voit Nacer Khémir : «Les mille et une nuits sont le grand miroir de la civilisation arabo-musulmane. Il y a beaucoup de textes dans cette culture, mais celui-là s’est voulu être le miroir total qui donne la nature profonde, l’âme de cette civilisation».

Chiraz Ben M’rad

Source : www.jomhouria.com


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