NACER KHÉMIR OU LE CINÉASTE-CONTEUR

Nacer Khémir © Mouldi Fehri

Par : Mouldi FEHRI – cinematunisien.com – Paris, le : 29.04.2023

La dernière séance des «RDV du cinéma tunisien à Paris» a donc été réservée au film «Hamsou Errimal» de Nacer Khémir, qui nous a fait le plaisir d’être présent, en compagnie de son actrice principale Madame Noura Slaheddine et de participer au débat qui a suivi la projection.

Né à Korba, une petite ville du Cap Bon (au Nord-Est de la Tunisie), Nacer est connu pour être un artiste à multiples facettes. Conteur, écrivain et réalisateur, il est aussi dessinateur, sculpteur et calligraphe. Ses différents travaux artistiques, comme ses publications littéraires, sont connus et appréciés dans un grand nombre de pays.

Comme conteur, il bénéficie d’une grande renommée, notamment en France où il a contribué à la mise en place d’ateliers de formation de conteurs et a été invité à deux reprises (en 1982 et 1988) à raconter durant un mois «Les Mille et Une Nuits», au Théâtre national de Chaillot à Paris.

Un cinéaste controversé :

Comme cinéaste (scénariste et réalisateur), Nacer Khémir est présent sur la scène cinématographique nationale et internationale depuis pratiquement la moitié des années 1970. À son actif, on compte aujourd’hui un bon nombre de films dont on peut citer (à titre d’exemples) «Au pays du bon Dieu» – 1975, «Les Baliseurs du désert» – 1986, «Le Collier perdu de la colombe»-1991, «Bab’Aziz, le prince qui contemplait son âme» – 2005, «Shéhérazade ou la Parole contre la mort» – 2011, «Looking for Muhyiddin» – 2014, ou encore «Whispering Sands / Hamsou Errimal» – 2017.

Pour la plupart des observateurs, la densité, la diversité et la richesse de son travail forcent incontestablement le respect, même si les avis de ceux qui le suivent restent souvent partagés entre quelques admirateurs et beaucoup de détracteurs. Mais l’homme semble toujours serein, ne baissant jamais les bras et continuant son bonhomme de chemin dans la direction qu’il s’est choisie, malgré les innombrables difficultés qu’il peut rencontrer. Car, encore une fois, si ses différents travaux ne laissent personne insensible, force est de constater qu’il ne réussit pas (ou ne cherche pas ?) à faire l’unanimité autour de lui.

Une écriture cinématographique sous-estimée :

Généralement, quand on va au cinéma on s’attend à ce que l’expression soit basée essentiellement sur l’image et que la bande son et notamment le texte ou les dialogues ne soient là que pour l’accompagner, l’appuyer et la compléter. Or, dans ses films Nacer Khémir procède d’une manière relativement différente, refusant apparemment de se laisser enfermer dans une telle logique, à laquelle il ne semble pas forcément accorder une importance primordiale.

En fait, son cinéma n’a rien à voir avec les codes et les critères conventionnels auxquels on s’est habitués, ni pour ce qui concerne le type de relation entre l’image et le son, ni pour l’organisation du temps et de l’espace, ni encore moins pour l’évolution de l’action et de ses péripéties, etc. Ce n’est pas, non plus, un cinéma qui se plierait à un montage linéaire, avec une suite d’évènements partant d’un point A (un début) pour aller à un point B (une fin).

Le seul fil conducteur, au niveau de l’écriture cinématographique de Nacer Khémir, est (semble-t-il) celui imposé par ces innombrables contes invoqués et racontés dans les différentes séquences et qui s’imbriquent les uns dans les autres, pour justement faire progresser l’histoire générale du film. D’où le rôle et la place accordés aux « mots » qui deviennent ainsi les véritables déclencheurs, ou points de passage d’un conte à un autre et les principaux « raccords-indicateurs » de tout changement de temps et/ou d’espace. C’est ainsi qu’en lieu et place des progressions linéaires auxquelles on est habitués dans le cinéma «conventionnel», N.Khémir n’hésite pas (à travers ses contes et par eux) à nous embarquer dans un monde imaginaire, basé sur des mouvements de «va-et-vient» dans le temps et dans l’espace, sans que cela ne puisse gêner le développement et le déroulement de l’histoire du film lui-même.

En fait, on est tout simplement en face d’un cinéma différent, qui a sa propre logique et où la parole et tout ce qui est auditif occupent une place particulière et déterminante, parfois même au détriment du visuel et donc de l’image.

A partir de là, il devient tout-à-fait normal qu’un tel cinéma puisse paraitre perturbant, voire même déstabilisant, dans la mesure où il ne ressemble en aucun point au schéma classique auquel le spectateur est habitué. Mais, est-ce une raison suffisante pour le rejeter ou le dénigrer ? Peut-on déconsidérer un artiste qui cherche à avoir un style individuel et particulier, au seul motif qu’il ne respecte pas les règles existantes ? Rien n’est moins sûr.

D’ailleurs, probablement par exaspération et peut-être même un peu de provocation, Nacer Khémir répond à ceux qui se plaignent, à ce sujet, de ne pas pouvoir classer ses films dans une catégorie bien déterminée et se posent donc des questions sur le type de cinéma qu’il fait, que : «si cela pouvait les aider à résoudre ce problème et le dépasser, ça ne le dérangerait pas qu’ils puissent considérer son travail, tout simplement, comme «un cinéma radiophonique».

Un cinéma au service du conte populaire et de la tradition orale :

Passionné par l’histoire des sociétés arabo-musulmanes qui constitue la source principale de ses recherches, Nacer Khémir semble n’avoir jamais été à l’aise avec les transformations successives connues par les dites sociétés à travers le temps, considérant le résultat comme un renoncement progressif, inconscient et regrettable à leurs origines culturelles et à leur propre identité.

Ayant donc toujours eu une attitude critique vis-à-vis de l’état actuel du monde arabo-musulman dans lequel il ne se reconnaît plus, il consacre la plupart de ses travaux à la défense d’une image différente mais perdue de ces mêmes sociétés. L’image dont il déplore justement la disparition et qu’il cherche par tous les moyens à ressusciter est celle d’un monde arabe (dit-il) transcendant, spirituel, paisible, détaché de l’aspect matériel des choses et favorisant des valeurs humaines plutôt simples comme la sagesse, l’amour de l’autre, la solidarité, … etc.

À la question de savoir si ces idées ne se rapprocheraient pas d’une forme de «soufisme», Nacer Khémir réplique, sans aucune hésitation, que cela n’est pas tout-à-fait faux, qu’il en est conscient et qu’il l’assume bien volontiers.

C’est ainsi d’ailleurs, qu’aussi bien «Hamsou Errimal» que les autres films qu’il a réalisés, ressemblent à une perpétuelle défense de ces mêmes idées. En plus on y retrouve, régulièrement, une tendance à remettre au goût du jour et à faire valoir la fameuse «tradition orale» qui a si longtemps caractérisé la culture de ces sociétés et à redonner vie, en même temps, à leurs célèbres « contes populaires».

Le seul problème pour Nacer, c’est qu’aussi bien ces sujets que la façon dont ils sont traités dans ses films, ne semblent pas bénéficier d’une grande adhésion. Ils rencontrent même et presque toujours une étonnante indifférence (ou incompréhension ?) dans pratiquement l’ensemble des pays arabes, y compris dans son propre pays d’origine, la Tunisie.

Ce qui est bien évidemment tout-à-fait regrettable et incompréhensible. Car on peut ne pas être d’accord avec sa vision des choses, voire même la critiquer sévèrement, sans pour autant l’exclure de la scène et le priver d’un échange direct avec les spectateurs, auquel, logiquement et comme tout créateur, il devrait avoir droit… Seul le public devrait, dans ce genre de situations, pouvoir porter un jugement sur le travail de l’artiste et l’accepter ou le rejeter. Mais, encore faut-il que les décideurs lui donnent la possibilité de le faire. Ce qui, paraît-il, est malheureusement loin d’être le cas pour les films de N. Khémir.

La trame du film «Hamsou Errimal» :

Programmé pour cette séance du 24 avril 2023, ce film retrace le parcours d’une femme canadienne d’origine arabe, lors d’une immersion dans l’immense désert que représente le sud tunisien, à la recherche d’on ne sait quel secret.

Les contes populaires que lui raconte le guide local qui l’accompagne, en parcourant les lieux en ruines de son enfance, l’emmène (ainsi que le spectateur) à être embarquée dans une aventure complètement inédite au cœur d’un imaginaire lié à un monde arabe écartelé entre une mémoire altérée et un avenir appréhendé.

Par l’intermédiaire de cette curieuse épopée, le réalisateur donne libre cours à son imagination pour nous décrire à travers différents contes (ou tableaux) à quel point le monde arabe est, aujourd’hui, en souffrance et en totale déperdition. Ce qui se voit très bien à travers la situation et le sort de chacun des personnages du film : sans vouloir l’avouer, la femme canadienne est à la recherche de son identité et de ses racines. Le guide local est écartelé entre ses contraintes professionnelles et ses obligations personnelles de père de famille. Alors que ses fils, souffrant de son absence continue et confrontés aux difficultés du quotidien, finissent par se jeter dans une aventure suicidaire (Harqa vers l’Italie) faute de pouvoir envisager un avenir convenable dans leur propre pays.

Retraçant donc la perte et le désarroi de tous ces personnages, «Hamsou Errimal» permet à Nacer Khémir, au passage, de nous montrer une fois de plus son grand attachement au désert tunisien, auquel il n’oublie jamais de rendre hommage, en mettant en valeur sa splendeur, sa beauté et ses multiples richesses apparentes ou cachées.

Le débat :

Un débat riche et animé, avec les nombreux spectateurs qui ont tenu à rester jusqu’au bout, a suivi la projection du film et a permis à ces derniers de mieux connaître le réalisateur, sa façon de faire du cinéma et ses relations avec les différents milieux concernés par le 7ème Art, aussi bien en Tunisie que dans le reste du monde arabe.

Dès sa première prise de parole, on a senti chez ce réalisateur une sorte de déception et d’amertume, voire même de colère à peine retenue. Répondant aux premières interrogations de quelques intervenants, l’homme dit clairement et d’un seul coup qu’il n’attend plus rien du monde arabe, qu’il décrit comme un monde méconnaissable et en totale déperdition.

Pour résumer son film, il dit que le thème tourne autour de la notion de «perte».

[Ce qui équivaut en arabe, au mot «Adha-yaaï»], précise son actrice principale Mme Noura Slaheddine, présente à ses côtés.

[On pourrait aussi utiliser le terme d’«égarement ?»], demande une spectatrice.

[Oui, oui, dit Nacer, tous ces termes sont valables et vont dans le même sens que l’esprit général et le but du film, à savoir alerter sur la perte d’identité de ce monde arabe qui ne sait plus d’où il vient, ni même où il se trouve et vers où il se dirige].

Plusieurs questions lui sont ensuite posées sur le sujet du film «Hamsou Errimal», ses conditions de tournage, ses éventuelles sorties dans les pays arabes et les réactions qu’il a pu susciter.

Pour répondre, un peu à la manière d’un conteur populaire (ce qui correspond d’ailleurs à une de ses autres facettes, sinon la principale d’entre elles), il raconte quelques-unes des histoires et anecdotes qui montrent à quel point son travail de cinéaste en général ne lui a procuré dans le monde arabe que des déceptions, des difficultés et surtout une grande incompréhension.

Du côté des autorités, par exemple, l’intérêt que pourrait représenter son attachement à la défense de tout ce qui se rapporte à l’identité arabe, à sa sauvegarde et au développement de ses anciens points forts, semble être le dernier de leurs soucis. Leurs intérêts personnels sont complètement ailleurs et tout-à-fait loin des besoins et intérêts réels de leurs pays respectifs. Pour bénéficier de leur soutien, un cinéaste doit d’abord renoncer aux sujets qui ne répondent pas à leurs propres exigences immédiates et à leur vision mercantile et toujours intéressée du monde.

Noura Salaheddine © Mouldi Fehri

Du côté des professionnels du cinéma, N. Khémir considère qu’il y a aussi comme une sorte d’indifférence et de dénigrement vis-à-vis de son travail, pour la simple raison que ses films et sa conception personnelle du cinéma ne correspondent à aucun des modèles (ou « moules ») existants, consacrés et habituels. Ils sont de ce fait considérés comme des films inclassables et par conséquent difficilement acceptables, pour ne pas dire sans intérêt.

Pour ces mêmes raisons, la plupart des distributeurs ne montrent, à leur tour, aucun enthousiasme pour diffuser ses films, au point (dit-il) qu’une petite salle de cinéma de la ville de Tunis a refusé de présenter (même gratuitement) un de ses films pour, au moins, donner au public la possibilité de le voir et le juger.

«De la même façon», ajoute Nacer Khémir, «je donne régulièrement des conférences un peu partout dans le monde, y compris aux E.U, dans de grandes écoles et universités. Mais, jamais une des écoles tunisiennes de cinéma ne m’a invité à en faire autant».

Comme on le voit, donc, l’homme est complétement exténué et n’attend pratiquement plus rien de la part de son pays, la Tunisie, ou encore du reste du monde arabe. Ce qui le pousse, assez souvent (et à juste titre), à s’indigner face à cette étrange attitude des pays arabes qui, en agissant de la sorte, négligent et sabotent inconsciemment leur propre culture.

En conclusion : comme on l’a vu, Nacer Khémir est un artiste à multiples facettes, dont les travaux sont connus et appréciés dans différents pays. Il est en particulier un cinéaste talentueux et innovant, mais qui reste incompris aux pays auxquels il consacre l’essentiel de ses efforts et de sa réflexion, à cause probablement d’un manque de curiosité et surtout d’une négligence (ou d’une marginalisation ?) injustifiée vis-à-vis de son travail.

Ceci étant, il nous semble, toutefois, que «Nacer Khémir-le cinéaste», n’arrive pas à se passer de «Nacer Khémir-le conteur». Entre le cinéaste et le conteur, on a l’impression que c’est bien ce dernier qui arrive à imposer sa loi, son mode de fonctionnement et son propre rythme. Un rythme d’ailleurs qui peut (à juste titre) paraître assez lent au cinéma, mais qu’on pourrait en même temps comprendre et accepter, puisqu’il correspond à celui de ce monde auquel s’intéresse le réalisateur.

Finalement, face à ce type de cinéma inhabituel et singulier, il n’y a pas trente-six mille solutions : soit on aime, soit on n’aime pas.

Mouldi FEHRI

Crédit photos : © Mouldi Fehri


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