POUR UNE HISTOIRE DU MOUVEMENT CINÉASTE AMATEUR TUNISIEN

Quelques cartes d'adhérents de la FTCA

Par Kmar BENDANA – Hammam-Lif, le 21 août 2022

Ce texte reprend l’essentiel de mon intervention à la rencontre du 35ème FIFAK : Pour une nouvelle approche de l’histoire du mouvement des cinéastes amateurs, aux côtés de Mouldi Fehri (intervenant et modérateur) et Mahmoud Jemni.

Le soixantième anniversaire du mouvement tunisien des cinéastes amateurs croise un moment important de l’histoire contemporaine de la Tunisie. En six décennies, la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs (FTCA) se pose comme une association particulière et un espace original dans le paysage culturel et politique.

Un tournant critique et propice

Mon propos est de parvenir à convaincre que le moment actuel est propice pour mettre à profit ce qui a été accumulé au cours des soixante ans. Je propose d’ouvrir les portes à un bilan qualitatif, une voie supplémentaire permettant de doubler les activités de formation et de création en engageant un travail autour de la documentation dispersée dans les clubs et ailleurs. Orienter l’attention et mobiliser du temps pour que cette activité de groupe, en convoquant les NTIC (pour numériser, indexer, stocker, présenter…) prépare les bases d’une connaissance des conditions de gestation du cinéma amateur tunisien. Pour la faisabilité, il suffirait que des volontaires (individus et/ou clubs) acceptent de se lancer dans une tâche qui consiste, à ce stade, à repérer des sources négligées alors qu’elles peuvent baliser un savoir bénéfique. Après enquête et tri, le matériel mis en commun servira, à moyen et/ou long terme, à restituer la complexité du secteur cinématographique qui doit une grande part de son énergie à l’apport de la FTCA et aux capacités de formation des jeunes en son sein.

En effet, les six décennies se traduisent en textes, en pratiques, en institutions, en films, en lieux et espaces, en générations de cinéastes, de producteurs et de techniciens aux capacités et aux compétences multiples, ayant accompagné les mutations technologiques touchant l’image et le son. La cinéphilie portée par la Fédération Tunisienne des Ciné-clubs (FTCC), née en 1950, est un pôle jumeau et complémentaire qui a participé à sculpter un «esprit», des proximités entre des personnes et/ou des objectifs communs, parfois des différences ou des décalages, et souvent des rivalités, des querelles et des conflits. Les deux fédérations ont une histoire commune et croisée qui reste à écrire.

La Société Tunisienne de Production et d’Exploitation Cinématographiques (SATPEC) est créée en 1957 dans l’optique de générer un «cinéma national». Quelques mois après la création du secrétariat des Affaires culturelles et de l’Information (octobre 1961), la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs se constitue en avril 1962 dans le sillage de l’Association des Jeunes Cinéastes tunisiens (AJCT) de 1961. Le collectif s’installe dans un local rue d’Athènes à Tunis, organise le 1er festival à Kélibia en 1964, avant la réalisation du 1er film tunisien, Al Fajr, et la 1ère session des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC), en 1966. Les étapes, les acteurs et les formes de la mise en place de l’infrastructure qui va porter la dynamique cinématographique de la Tunisie nouvellement indépendante sont lisibles à travers les péripéties de la FTCA. Au-delà de la volonté politique d’asseoir une «culture nationale» (le secrétariat d’État devient ministère en 1969), la production et la diffusion du film vont apporter leur lot aux transformations d’une Tunisie qui construit, à travers sa législation, son administration et son économie, les cadres d’existence, de promotion et de contrôle d’une industrie culturelle dont on attend beaucoup.

Stage FTCC en 1973

Les modes d’imbrication du politique, de l’économique et du culturel restent peu approfondis dans l’étude du champ cinématographique tunisien, sous protectorat français puis après 1956. Le réseau FTCA offre des ressources et des pistes, en lien et en comparaison avec celui de la FTCC, en vue de saisir l’évolution du contexte. Un survol rapide des études disponibles dégage des articles, en français et en arabe, publiés dans les journaux d’époque. Pour recenser la littérature critique parallèle, les revues et magazines culturels et/ou de cinéma, les bulletins des festivals reflètent la réception, les lectures et les références d’une production prenant place dans le paysage culturel en formation. Des mémoires de master (1) existent, mais en enquêtant dans les catalogues des départements universitaires de littérature, de journalisme, de communication, des beaux-arts, on peut déterrer une matière disséminée et peu exploitée. Il faudra penser aux militant(e)s, aux spectateurs et spectatrices, aux lauréat(e)s heureux et malheureux, aux photographes, aux membres des bureaux, aux journalistes, aux fonctionnaires… Ces témoins passés au fil des ans et des sessions se souviennent de scènes et d’anecdotes, possèdent des archives ou peuvent en indiquer. Recueillir les récits est nécessaire pour restituer les amitiés comme les inimitiés, des détails oubliés, repris à l’infini ou contradictoires, des personnes et/ou des incidents clés. L’objectif est de reconstituer patiemment un puzzle à partir d’une mosaïque de subjectivités, d’évocations, de fragments d’événements, de commentaires et de points de vue.

Cinéma et culture

FTCA et FIFAK sont des courroies de la construction et de la circulation d’une culture cinématographique en Tunisie. Celle-ci s’enracine dans les idées tiers-mondistes de l’époque (le panafricanisme est alors en vogue), se conjugue à la cinéphilie portée et propagée par les animateurs et les audiences des ciné-clubs. Ces milieux forment une part du public des programmations filmiques organisées à Tunis et d’autres villes par les chancelleries étrangères. Œuvres classiques ou récentes viennent enrichir les goûts, les curiosités et les traditions de débat autour des genres, des thèmes, des supports et des styles. Dans les années 1960/70, à la faveur des mouvements étudiants, les aspirations d’émancipation des populations du monde arabe, des pays musulmans, du Maghreb et d’Afrique émergent dans le champ cinématographique. Le milieu tunisien doit, par ailleurs, faire face aux formes de contrôle que la politique étatique instaure à travers le maillage administratif et institutionnel (création des maisons du peuple ou de la culture à partir de 1963, des comités culturels nationaux en 1965), la gestion des subventions et budgets, et la surveillance policière.

Tiers-mondisme et question palestinienne marquent fortement l’orientation politique de la FTCA, le profil de ses animateurs et la circulation des références entre les générations comme ils impriment, sur la durée, la conception et les palmarès des 34 sessions du FIFAK. Les participant(e)s, les films et le vocabulaire des discours et déclarations reflètent la nature des engagements portés par une mouvance attachée au qualificatif d’amateur, comme signe distinctif au sein d’une communauté et d’un milieu qui se transforment avec le monde. Les adhérent(e)s FTCA s’accrochent au refus de céder aux exigences d’un cinéma « commercial ». La volonté de s’en démarquer n’empêche cependant pas les goûts esthétiques d’évoluer, et n’entrave ni les financements internationaux, ni l’ouverture aux possibilités des technologies successives arrivant sur le marché. L’apparition des écoles de cinéma (privées à partir de 1994, publiques à partir de 2000) et les travaux issus de ce nouveau canal d’apprentissage des métiers du cinéma changent, à leur tour, les critères de production, la nature des exercices et l’encadrement des contenus récoltés.

Quels constats pouvons-nous faire douze ans après les bouleversements de 2011 et deux ans après le Covid-19 ? Ma formation historienne m’inspire d’appeler à intégrer l’histoire du mouvement du cinéma amateur à l’écriture d’une histoire contemporaine de la Tunisie incluant les composantes culturelles, les données matérielles, les forces sociales et les espaces d’action qui structurent ce domaine d’activité. De l’intérieur de cette fédération, employons-nous à profiter des acquis humains, matériels et politiques dans l’objectif de pointer des voies de réflexion et d’intervention répondant aux besoins de la FTCA. La consommation des films et l’accès à la technique se banalisent aujourd’hui. Comment la FTCA peut-elle continuer à jouer un rôle structurant sans tuer l’autonomie des clubs ni porter atteinte à la vitalité créative des adhérent(e)s ? Un nouveau seuil se présente.

Brochure éditée par le club des cinéastes amateurs d’Hammam-Lif

Archive et avenir

La FTCA possède, à mes yeux, les conditions garantissant un retour raisonné sur son histoire et sa production dans une perspective dynamique. Elle peut mobiliser dans ces circonstances et de manière attractive les moyens numériques qui ont élargi les usages et la consommation des films et changé la façon de faire du cinéma. Le but est de fabriquer des outils en vue de restituer les conditions d’élection des comités, les modes de production des films et d’organisation des stages et festivals, les méthodes de gestion, les pratiques d’ateliers et les procédés de formation, tout au long des six décennies d’existence.

Il suffirait de commencer à faire dans les clubs qui le souhaitent les gestes appropriés à cette démarche. Les papiers et objets accumulés par des individus et/ou dans des lieux identifiés doivent être rassemblés, triés, classés. Inventorier et décrire la documentation amassée permettra d’écrire une histoire documentée et plus complexe que celle produite jusque-là par le suivi de l’événementiel et la mémoire immédiate des stages et des sessions. Les volontaires enrôlés pour consigner et ordonner les sources ajouteraient à la vie ordinaire des clubs (réunions, stages et production filmique) une activité éducative supplémentaire. Entamer une action matérielle et méthodique, dans l’objectif de ranger les archives existantes, introduit une autre approche des liens entre cinéma et histoire en Tunisie. À ce jour, les études traitent surtout de la représentation de l’histoire dans le cinéma tunisien, commentent la chronologie des sessions, les thèmes des films ou l’orientation des palmarès. En revisitant les archives internes, on espère constituer un corpus à questionner, dans un avenir plus ou moins proche, pour établir des corrélations et des connexions nouvelles. Citoyenne, cinéphile et enseignante, je me mets à la disposition de celles et ceux qui désirent se mobiliser pour une posture répondant, à double titre, aux attentes de la FTCA :

• Le rendez-vous de 2024 (60ème anniversaire du FIFAK) nous donne deux ans pour réaliser une série d’inventaires adaptés à chaque club/site/détenteur, pouvant être identifiés, numérisés et accessibles au public des adhérent(e)s et des chercheur(e)s. Les opérations de repérage et de catalogage peuvent s’étendre aux films produits (plus de 300 ?) dans le cadre des clubs de la FTCA (2) : ce matériau qui capte des bouts de l’actualité ou des maux de la société tunisienne manque à la culture et à l’information de chaque vague d’arrivants.

• Classer méthodiquement et inventorier les écrits, photos, vidéos, enregistrements sonores, affiches, objets… répond à la vocation «politique» de la FTCA dans la mesure où ce travail collégial peut contribuer, de l’intérieur, à relier ses péripéties institutionnelles, ses débats, ses querelles, ses choix et ses acquis à l’histoire politique, économique, sociale, culturelle et intellectuelle de la Tunisie contemporaine. L’entreprise peut aider à contextualiser des textes, des faits, des décisions, des polémiques, des chiffres, des dates. Ces bases de données sont à confronter avec des témoignages et à croiser avec l’étude des aspects artistiques, industriels, sociaux, culturels et politiques qui éclairent les réalisations, les actions, les conflits et les productions des hommes et des femmes, vivants ou morts, ayant participé à l’expérience culturelle de la FTCA et ses différentes retombées.

Le moment critique que traverse la Tunisie (tous les domaines appellent à des bilans réflexifs et des réorientations) comme le fonctionnement de la FTCA (et du FIFAK) incitent à faire un « arrêt sur archives », à engager une mise en ordre qui dépasserait le simple état des lieux, la juxtaposition et/ou la concurrence des mémoires. Ce «fondu-enchaîné» poursuivrait, dans un esprit collégial, un effort qui contribuera à définir un avenir tout en continuant à favoriser la créativité cinématographique, à encadrer et à préserver la diversité des inspirations.

On pense, à tort, que s’occuper des archives traduit une tendance passéiste. Je soutiens, au contraire, que s’y intéresser relève d’une conscience et d’une raison politiques, d’une capacité de «présence à soi» impliquant une responsabilité envers l’avenir. Préparons ce dernier sans vouloir nous en emparer et sans chercher, désespérément, à impliquer les jeunes recrues, animées par d’autres désirs. La coexistence trans-générationnelle qui colore cette 35ème session invite chacun et chacune à apporter la pierre qui convient à ses capacités, tout en répondant aux attentes de renouvellement et de changement qui marquent le contexte global, tout comme elles impriment le tournant actuel de la FTCA et du FIFAK.

Kmar Bendana

Hammam-Lif, le 21 août 2022

(1) En attendant une bibliographie complète, signalons pour l’instant les mémoires de Faouzi Blout (Institut de Presse et des Sciences de l’Information, 1978), Mounira Ben Halima (Université de Tunis, 1986), Anouar Trabelsi (Université de Grenoble, 1996), Hend Malek Ferjani (Université de Grenoble-Alpes, 2016), et Giulia Sergiampietri (Université de Montpellier, 2017). Rappelons également les articles de Morgan Corriou (Université Paris 8 Saint Denis) et Patricia Caillé (Université de Strasbourg).

(2) Le public du 35ème FIFAK a pu voir le travail de deux «anciens» de Kélibia : Mohamed Sammoud, auteur du premier film d’animation réalisé en 1968 et Moncef Ben Hamida, président du club FTCA de Kélibia en 1968.


Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire