SAMI TLILI (CINÉASTE) : L’ARTISTE ET LE CITOYEN

Entretien conduit par Asma DRISSI – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 07-01-2013

Les regards se sont tournés très tôt vers Sami Tlili,  bien avant son premier long-métrage documentaire (Maudit soit le phosphate, prix du meilleur documentaire arabe au Festival du Film d’Abou Dhabi en octobre  2012), en tant que professionnel. En effet, son court-métrage, Sans plomb, réalisé en 2006 dans le cadre de la FTCA, était déjà un film prémonitoire d’une étincelle de révolution, puisqu’il raconte l’histoire d’un  jeune chômeur qui, désespéré de sa situation, s’immole par le feu.

Le cinéma, l’art et la culture sont, pour lui, un combat au quotidien, la culture est un cheval de bataille pour contrecarrer la laideur et la bêtise.

Natif d’un petit patelin du côté de Legtar, un village qui a nourri les mines de phosphate par la sueur et le labeur de ses enfants, Sami Tlili a su raconter la douleur des siens, la révolte du bassin minier et le combat pour la reconnaissance et la réhabilitation.  Nous l’avons rencontré, alors qu’il était de passage à Tunis, avant de rejoindre ses amis et les siens à Redeyef pour célébrer le 5e anniversaire du déclenchement de la révolte du bassin minier (le 5 janvier 2008).

Entretien…

Vous êtes natif de la région du bassin minier, était-ce pour vous une «obligation» de faire un film sur la région ?

  • Je suis né dans un petit village du côté de Legtar, appelé Lortess, dont les habitants ont été les premiers à avoir travaillé dans les mines de M’dhilla. Le labeur était, pour ma famille, à la fois une source de fierté et une fatalité à laquelle on résistait, puisque mon grand-père s’est toujours opposé à ce que ses enfants travaillent dans les mines. Pour cela, il n’a pas hésité à vendre ses dromadaires pour payer les études de ses fils. Mon grand-père maternel, lui, était poseur de cadres,  ce qui était une tâche importante dans le travail minier. Enfant, je croyais qu’il était le P.D.G. de la compagnie (CPG). Je dois également dire que j’ai baigné, depuis tout jeune, dans un patrimoine syndicaliste ouvrier. Et bien que je n’aie pas vécu à Lotress, j’y allais durant les vacances, pour être bercé par les histoires, les anecdotes et les souffrances des travailleurs des mines. Je voyais comment toute la vie économique du village gravitait autour des mineurs et au rythme de leurs paies… Malgré tout ce background, je n’avais pas l’obsession de faire mon premier long-métrage sur les mines.

C’était quoi alors le déclic ?

  • Le déclic est venu avec le sentiment d’amertume que j’ai ressenti face l’effritement de la mémoire et face à l’oubli. Quand il y a eu le déclenchement de la révolte du bassin minier,  je voyais avec quelle nonchalance une grande partie de la population regardait ce qui se passait. Loin de moi de venir, aujourd’hui, dénoncer la lâcheté des gens, et je ne reproche à personne d’avoir eu peur. Mais ce qui m’indigne, c’est que la plupart des gens, en dehors du cercle restreint des militants syndicalistes, les cinéastes amateurs, les ciné-clubs et l’UGET, ne se sentaient pas du tout concernés… et l’image dégradante qu’on a toujours véhiculée dans les sketchs des va-nu-pieds, ploucs, incultes et stupides m’est revenue et je me suis dit ce sont ces mêmes gens qu’on a ridiculisées durant des décennies, qui se sont soulevés et qui ont résisté durant des mois. Au bout de quelques mois, l’affaire a été étouffée avec l’arrestation des leaders. La question qui s’est posée à moi à ce moment-là était comment combattre l’oubli ? Comment préserver la mémoire de ce qui s’est passé ?

Vous avez commencé à travailler sur ce film en 2008, pourquoi avez-vous mis autant de temps pour le finir ?

  • Je ne m’inscrivais pas dans le cinéma d’intervention, je voulais un film profond. J’avais aussi l’obsession du discours direct. Mon côté cinéphile me laisse croire qu’une bonne histoire ne fait pas forcement un beau film. En même temps je ne pouvais pas, au nom de la création, passer outre les données historiques, encore moins les trahir. Je tenais, en même temps, à donner du plaisir aux gens en voyant un beau film. D’un autre côté, l’esthétique est, pour moi, un élément de narration et non pas un accessoire. Il était indispensable pour moi de trouver le juste équilibre pour travailler les personnages sans dénaturer et trahir la cause, et faire des choix esthétiques sans tomber dans les prouesses techniques. Je me suis posé tant de questions avant de définir quelle histoire j’avais envie de raconter. Mais je voulais, avant tout, que du soulèvement de Redeyef l’humain  prime.

Que pensez-vous du rôle que doit avoir l’artiste ou l’intellectuel aujourd’hui ?

  • Notre responsabilité est énorme, on est dans une période de construction et on a tant besoin de création, de faire des films. Je pense que ce qui reste pour l’histoire, ce sont les films, les œuvres d’art et je crois sincèrement que se taire aujourd’hui, c’est trahir la révolution.

Croyez-vous que le rôle de l’artiste aujourd’hui est de produire, uniquement ?

  • Le constat que je fais aujourd’hui est le suivant : la dictature  de Ben Ali n’était pas uniquement politique, elle était beaucoup plus pernicieuse que cela. C’était la dictature de la laideur et beaucoup de nos aînés ont été complices, en produisant des œuvres laides et médiocres. En plus, on a tendance à accuser le public de bêtise, quand une œuvre ne lui plaît pas. Aujourd’hui, on doit bien au peuple tunisien, celui qui a fait la révolution et qui a permis que l’intellectuel s’exprime avec liberté, des œuvres de qualité.

Ne pensez-vous pas qu’il existe un autre rôle à jouer en dehors de la production ?

  • Du jour au lendemain, on veut être tout à la fois, artiste et militant de la culture. Je persiste à croire que la culture n’est pas une soupape du politique et je pense qu’on ne descend pas dans les manifs en tant qu’artiste, mais en tant que citoyen.

Il  y a eu tout de même des actions et des initiatives menées par les cinéastes…

  • Malheureusement, toutes les initiatives vont dans un seul sens. On revendique une part du «gâteau» et faire un contre-poids face à ceux qui avaient le monopole de la subvention et des aides du ministère de la Culture. Mais un vrai projet, je n’en ai pas vu. On ne s’est pas réuni  autour  d’un objectif ou d’une question du genre : «Quel avenir veut-on pour le cinéma et la culture ?», «C’est quoi la culture ou le cinéma alternatif qu’on ne cesse de revendiquer, quelle définition lui donne-t-on ?…»
    Il y a quelque chose qui ne marche pas, on ne s’inscrit que dans la négation de l’autre, on dénonce le sectarisme sans se rendre compte qu’on est nous-mêmes sectaires. Alors que s’il y avait un vrai front culturel, on n’aurait pas eu  Ennahdha au pouvoir !

Comment voyez-vous alors l’action culturelle ?

  • À mon sens, la résistante intellectuelle est plus importante, car elle dure dans le temps.  Je pense qu’il y a toute une génération qui a grandi et évolué ensemble dans tous les domaines (musique, poésie urbaine, cinéma, théâtre…). Il est temps qu’on se réunisse dans une action de coordination dans le but de créer une vague ou une mouvance, sans forcément s’organiser en structure. Il nous faut aller tous dans un même sens pour nous ouvrir de nouveaux horizons et ne pas perdre de vue l’action de l’autre.

Qu’en est-il de vos projets. À quand une fiction ?

  • J’ai entamé, avec Maudit soit le phosphate, une trilogie qui tourne autour de la même problématique, «la mémoire». Quant à la fiction, je pense qu’on attendra encore un moment avant d’y réfléchir. Il faut avoir assez de distance avec la réalité pour qu’on puisse digérer  les aléas de la révolution et pour éviter de tomber dans cette image, déjà galvaudée, d’une réalité politique encore brûlante.

Auteur : Entretien conduit par Asma DRISSI

Ajouté le : 07-01-2013

Source : http://www.lapresse.tn/


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