ABDELMONAM CHOUAYET (COMÉDIEN ET DIRECTEUR ARTISTIQUE DU FESTIVAL EZZEDINE GANNOUN) : DE L’ART DE BRILLER À L’OMBRE DE LA DISCRÉTION

Entretien conduit par Amel Douja Dhaouadi – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 18-03-2019

Discret, énigmatique, acteur prolifique mais réservé. C‘est un homme de toutes les scènes, sauf celle des médias. Certains l’auront connu à la télévision avec des feuilletons à succès comme «Rayhana» de Hamadi Arafa, ou «El Mnara» de Atef Ben Hssine, d’autres au cinéma avec plusieurs films, courts et longs-métrages dont le «Le Prince» de Mohamed Zran, «Cinecitta» de Ibrahim Letaïef, «Nessma» de Hmeida Behi, mais surtout «Bastardo» de Néjib Belkadhi, «Le Dernier Mirage» et l’incontournable «Mustapha Z» de Nidhal Chatta. Ce dernier film aura révélé Abdelmonam Chouayet comme un des plus grands acteurs tunisiens de sa génération, ce qui lui a valu cinq prix d’interprétation dans de nombreux festivals internationaux, dont le «Sotigui Awards» récompensant le meilleur acteur africain. Mais s’il s’illustre au cinéma, le comédien voue une passion immodérée au théâtre, qui reste son milieu naturel et son terrain de jeu préféré.

Comédien, professeur d’art dramatique, mais également conteur et pédagogue engagé. S’il est difficile de le dissocier de ses rôles sur scène et à l’écran, souvent graves et complexes, d’homme tourmenté, à la fois sévère et fragile, il suffit de l’entendre parler de sa passion pour sa Aïn Drahem natale, du théâtre pour enfant ou de le voir animer des ateliers artistiques avec de jeunes sourds-muets pour entrevoir l’homme qui porte le comédien. À sa façon il offre une voix à ceux qui n’ont pas de son, à travers le plus sincère des langages, celui du corps, des mains et des regards. L’acteur en a d’ailleurs fait une spécialisation académique dans son cursus universitaire, en consacrant un mémoire à la théâtralité du langage des signes.
Non loin de l’innocence des gestes, entre une conférence de presse et deux hommages qui lui sont consacrés, c’est le fidèle disciple du maître d’El Hamra et directeur artistique de la première édition du festival Ezzedine Gannoun (qui se déroulera du 24 au 29 mars à l’espace El Hamra en jumelage avec la Semaine de la journée mondiale du Théâtre) qui se prêtera à la confidence, rare et sincère d’un artiste aussi réservé que talentueux. Entretien.

C’est la première édition du Festival Ezzeddine Gannoun, vous en êtes le directeur artistique. Pourquoi avez-vous pensé à créer ce festival et quelle en est la vision?

  • C’est avant tout un hommage nécessaire à ce grand homme de théâtre qui a fait de l’Espace El Hamra une institution engagée à promouvoir la création et la formation (à travers le centre de formation et de recherche théâtrale arabo-africain). Ce festival vient donc  poursuivre ce chemin et aura pour but de donner une visibilité aux jeunes créateurs, et les aider à diffuser leurs œuvres en les faisant bénéficier d’un réseautage solide, de circuits de diffusion nationaux et internationaux, de festivals partenaires… Le jumelage du festival avec la cinquième édition de la semaine de la journée mondiale du Théâtre, à l’initiative du Théâtre national tunisien, consolide également cette vision ainsi que les prix de la compétition officielle. Une tournée internationale du spectacle lauréat du premier prix. Le second prix «Prix Mokthar Hachicha» offre le voyage pour  un festival international partenaire et le troisième prix «Prix du Jury de l’Institut Français de Tunisie” offre la participation durant 15 jours au Festival d’Avignon pour le metteur en scène lauréat. Dans un contexte où la mobilité des artistes est de plus en plus entravée pour des raisons géopolitiques et surtout matérielles, ce festival offre une fenêtre pour que les jeunes créateurs puissent s’ouvrir à d’autres esthétiques, d’autres univers visuels et qu’ils cultivent les leurs.
    La date de clôture du festival coïncidera avec la commémoration de la quatrième année de la disparition de Ezzedine Gannoun, nous l‘avons souhaité comme un salut à sa mémoire, un passage de flambeau à la prochaine génération de metteurs en scène. Pour cette première édition, faute de moyens, nous nous concentrons sur les créations nationales mais le festival retrouvera sa vocation arabo-africaine dans les prochaines éditions.

Le festival et les prix concernent essentiellement «les metteurs en scène» ; pourquoi vous êtes-vous focalisé sur ce ”métier” ou statut  en particulier ?

  • Metteur en scène n’est pas un métier, c’est un état d’être. C’est le chef d’orchestre qui doit avoir une vision globale de l’œuvre et de son devenir. A partir d’un texte théâtral, le metteur en scène se doit de créer un univers avec une esthétique unique et une maîtrise de tous les éléments matériels et immatériels d’une scène, des acteurs et de leurs jeux. Dans cet état, le metteur en scène n’est pas seul, mais doit pouvoir s’appuyer sur un dramaturge qui le complète…Parfois les deux fusionnent, et se confondent également avec le scénographe et l’acteur. Ezzedine Gannoun avait une vision claire du rôle de chacun dans une création et nous avons pensé que  consacrer un festival pour réfléchir sur le statut du metteur en scène, et pour lui donner une visibilité, autant qu’à son œuvre, est urgent et  utile. Au-delà des représentations, quatre panels seront organisés pour réfléchir sur différentes problématiques, la mise en scène, l’écriture théâtrale, le public et les difficultés liées a la mise en scène, en particulier pour les jeunes créateurs.

Vous êtes vous même un enfant d’El Hamra, vous y avez travaillé et vous vous y êtes formé en partie, quelle importance Ezzedine Gannoun a-t-il eu dans votre parcours de vie et d‘acteur ?

  • Ezzeddine Gannoun est un grand homme de théâtre, et une personne exceptionnelle, je me sens privilégié de l’avoir côtoyé de près et travaillé sous sa direction. Il était travaillé par l’importance de l’acteur et sa mise en scène se basait sur une connaissance profonde de ses interprètes. Son théâtre” organique” a mis l’acteur au centre, mais a donné également une grande place à la mise en scène. C’était un intellectuel engagé jusqu’au bout qui a su transmettre sa passion à une génération d’acteurs et de metteurs en scène à travers l’Afrique et le monde arabe.

Quelles sont les autres figures qui vous ont marqué tout au long de votre parcours ?

  • Plusieurs metteurs en scène sont encore, à ce jour, des «écoles» pour moi, comme Taoufik Jebali, qui malheureusement fait beaucoup moins de théâtre, Fadhel Jaibi, mais également et surtout feu Abdelwahab El Jemli qui était un metteur en scène exceptionnel, et l’immense acteur  Issa Harrath qui représente pour moi une institution vivante, et je trouve qu’il mérite plus d’égards  par la profession.

Le théâtre est votre domaine de prédilection, mais vous êtes pourtant plus connu par vos rôles au cinéma et à la télévision. Dans quel domaine vous reconnaissez-vous le plus ?

  • Cette catégorisation n’est pas naturelle. Les comédiens, acteurs  ou interprètes ne devraient pas être catalogués. Je suis le même interprète de rôle pour un feuilleton, une pièce de théâtre ou un film; j’habite un rôle ou je me laisse habiter avec la même rigueur et la même implication. C’est surtout la mise en scène qui impacte le jeu de l’acteur selon le plateau.
    La distinction se fait essentiellement par le public ou les metteurs en scène, producteurs et réalisateurs. Pour ma part, j’ai été associé au cinéma surtout grâce à «Bastardo» de Néjib Belkadhi et «Mustapha Z» de Nidhal Chatta, mais je reste ouvert à tout projet de qualité. Cela a pu m‘exclure de certains castings, mais  je tiens à un certain niveau d’exigence dans mes choix. Par ailleurs, le théâtre reste mon univers naturel, j’y évolue de différentes manières, en l’enseignant à l’ISAD, mais également en organisant des ateliers de théâtre pour enfants, ou sur scène, comme pour la dernière pièce de Cyrine Gannoun «Le Radeau», et ma dernière pièce avec Selma Boukef «Des Fleurs pour Algernon».

Vous êtes donc également metteur en scène ?

  • Non, je ne me définis pas comme tel même si autant qu’homme de théâtre je peux toucher à tous les aspects d’une production théâtrale. Je préfère me réserver le côté perceptif et partager une sensibilité et un imaginaire avec mon partenaire de scène (comme pour «Des Fleurs pour Algernon» avec Selma Boukef), qu’être dans une posture de metteur en scène. A la direction je préfère la collaboration entre «auteur-créateur» et acteur. Ceci peut mener vers un auto-conflit, mais paradoxalement, c’est  efficace pour moi. Moi je joue, parfois, sous un «auto regard», mais je ne suis pas un «metteur en scène».

Justement c’est un sujet qui semble vous travailler ainsi que les organisateurs du Festival Ezzedine Gannoun ; «la mise en scène», ou le metteur en scène, de quoi souffre-t-il le plus ?

  • Je crois pour ma part qu’il y a une crise, pas de la mise en scène, mais du théâtre, et plus encore du récit, pour ne pas dire de la sensibilité et de l’imaginaire. Nous en sommes aujourd’hui à aspirer à voir une production théâtrale qui se rapprocherait de «Yahia Ye3ich», de «Klam ellil» ou de «Ghassalet Nouader»…ou de tomber sur une compagnie comme Le théâtre Phou, le Théâtre Organique de Feu Gannoun, Familia ou le Nouveau théâtre, el Teatro …Les jeunes créateurs  se cloisonnent dans des environnements de plus en plus  fermes, hermétiques à la réalité et la vie des autres.

Ce n‘est pas un regard un peu pessimiste que vous portez là sur le présent du théâtre tunisien ?

  • Au contraire, c’est une critique nécessaire et rien que pour ce festival nous y consacrons deux débats : une table ronde «La mise en scène en question» et un panel de discussion et d’échange entre de grands metteurs en scène nationaux et internationaux, et de jeunes metteurs en scène tunisiens, parce que le malaise est général; chez les jeunes qui cherchent des voix passantes, parfois en tombant dans la facilité, et chez les  aînés qui sont en mal de transmission. Malheureusement il n’y a pas d’école ou de cursus qui peut délivrer un savoir aussi intime que la «mise en scène». Cet art implique la vie, l’observation, le ressenti et la sensibilité. On ne peut pas prétendre créer une œuvre en calquant un processus mais on peut s’inspirer, s’imprégner et laisser le « bouillon de culture» fermenter en soi pour créer. Malheureusement on voit de plus en plus d’œuvres créées dans l’urgence des faits d’actualités, écrites comme des «news» d’un journal électronique moyen !

Et le public dans tout ça ? Est-il responsable, doit-il jouer un rôle ?

  • Pour parler du public, ou surtout du «non-public» au théâtre, je préfère que la question soit une «remise en question». Dans le cadre du festival, nous organisons une table ronde intitulée «je ne vais pas au théâtre !» pour essayer d’explorer cette question. Que proposons-nous aujourd’hui au théâtre ? Pourquoi n’arrive-t-on pas à attirer un public vers le théâtre ? Que veut le public? Sommes-nous assez à l’écoute? Il est faux de dire que le Tunisien n’a aucune soif de culture ou qu’il ne sort pas pour voir les spectacles, bien au contraire. Il n’y a qu’à voir l’engouement pour le cinéma, malgré l’accessibilité des films sur les écrans personnels, ou même pour le sport, pour la musique. Mais le théâtre arrive-t-il encore à toucher le Tunisien ? Non, ou inefficacement. Aujourd’hui la sortie théâtre consiste à aller voir des vedettes de la télé, reprenant les mêmes «vannes» des émissions de divertissement ou au meilleur des cas des comédies faciles, éteintes, sans profondeur, des pièces accessibles mais parfois démagogiques, vulgarisatrices, pour ne pas dire «vulgaires» …On peut pourtant concilier qualité et audience. Ce à quoi nous assistons est une facilité soit du propos, soit de l’écriture  restant dans un entre soi et en oubliant le public et ses besoins. Or, le public est la raison d’être du théâtre.
    Le théâtre est le lieu du «commun» culturel qui rassemble, permet le débat et la réflexion. Nul besoin d’y scander des messages directs agressifs, la réalité «tunisienne en particulier» en est pleine. Il devrait être un lieu de l’enchantement et de l’émerveillement pour que le public puisse s’y ressourcer avant de repartir affronter la réalité, mais avec un «supplément» d’imaginaire, un regard élargi et éclairé.

Un théâtre qui n’assure pas cela, qui n’attire pas le public, est un théâtre en échec, un théâtre malade. Comment peut-on «sauver» le théâtre tunisien ou le guérir ?

  • Le théâtre tunisien est fragilisé, mais il a des bases solides. Depuis les années 1980, Gannoun, Jaïbi, Jaziri, Baccar, Jebali…ont ouvert des voies malgré la censure et les libertés très réduites. Paradoxalement au moment où la parole s’est libérée, les productions théâtrales ont globalement chuté, en nombre comme en qualité. Beaucoup de facteurs entrent en jeu mais on peut d’emblée pointer un problème de texte, d’écriture, des carences en dramaturgie…Par ailleurs, on voit apparaître une génération d’interprètes et de jeunes acteurs passionnés, avec une énergie extraordinaire. Il faut faire le pari d’encadrer cette énergie et leur donner l’envie, la curiosité d’aller au bout d‘eux-mêmes. La scène est à ce prix, pas en deçà.

Si vous-même vous deviez garder une casquette, parmi toutes, laquelle choisiriez-vous ?

  • Mes activités tournent toutes autour de mon métier unique : transmettre un savoir ou de l’émotion. Le comédien est pédagogue, il se doit de l’être. Mais il est vrai que le théâtre pour enfant est un domaine où je me sens particulièrement bien. Ici, il ne s’agit pas de dire des textes, mais de donner et de recevoir de la présence, de l’écoute, des manières de s’exprimer, leur inculquer la conscience du pouvoir de l’imaginaire, l’importance de libérer leurs émotions, la spontanéité de l’expression. C’est un vrai programme politique et une éducation citoyenne ! Je pense que c’est plus que nécessaire pour chaque enfant et particulièrement dans une société comme la nôtre, un autre pari sur le futur  que je gagne à ma façon, l’impact en est palpable et direct. C’est une ressource dont je ne pourrais pas me passer.

Auteur : Entretien conduit par Amel Douja DHAOUADI

Ajouté le : 18-03-2019

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