DE LA FEMME !

Jalila Hafsia © la Presse

Par Jelila HAFSIA – La Presse du 10 mai 1980

Il me paraît tout à fait juste d’affirmer que, dans le cinéma tunisien seul, l’homme est le lien des préoccupations existentielles, politiques et culturelles. Seul l’homme est normal, ou plus précisément il a des préoccupations normales aux êtres humains, alors que la femme, même quand elle est représentée positivement, chose rare du reste, demeure une image ou tout simplement une ombre. Dans ce cinéma fait par des hommes, elle n’est presque jamais un sujet, dans la dimension humaine du terme. Quand elle n’est pas en coulisse, elle est soit une esclave consentante et heureuse, soit un cœur sans cerveau. Ce n’est jamais la femme réelle, humaine et moderne qui existe ou a existé dans la réalité sociologique.

Il est intéressant de constater que la Palestine a inspiré nombre de réalisateurs dont les films ont été immédiatement taxées de «marxistes», pas seulement par la presse occidentale, mais aussi par la presse arabe. Tout simplement parce que dans ces films la femme palestinienne évoque des images de lutte. On la voit par exemple derrière les mitrailleuses ou en armes dans les camps.

Cela nous amène à nous poser une question : l’absence de la femme dans cette production est-elle la réalité actuelle tunisienne ? Voici quelques exemples parmi tant d’autres :

  • «KHLIFA LAGRAA», de Hamouda Ben Halima. Les femmes ne sont obsédées que par l’amour. Elles ne sont qu’agitation, un simple jouet. Elles n’ont aucune consistance. C’est l’image de la femme «traditionnelle».
  • «OM ABBES», de Ali Abdelwahab. La femme monte une vengeance et met au point un plan machiavélique pour gagner la confiance, l’amour de l’homme qui est en fait l’assassin. Elle réussit à force d’intrigues et de ruse. L’assassin représente la force qu’elle ne peut qu’admirer…

  • «OMI TRAKI», d’Abderrazak. Hammami. L’histoire d’une femme qui arrange tout dans sa famille. Elle s’occupe des femmes de tout le quartier. Elle marie l’un, cherche un mari pour sa bonne, un autre pour sa voisine, etc…
  • «FI BILED ET-TARARANI», de Férid Boughedir. Il n’y a là que futilité. Elles, les femmes, ne passent leur temps qu’en futilités…
  • «AL MOUTAMARED», de Omar Khlifi. Film historique. C’est l’histoire d’un homme dont les évènements familiaux d’abord, nationaux ensuite, ont fait un rebelle. Près de lui deux femmes qui restent dons l’ombre : la mère et une jeune paysanne prête à l’aimer. Une seule image : retour de Salah de captivité. Il la retrouve. Elle lui remet un fusil et des cartouches : incitation à reprendre la lutte.

  • «SEJNANE», de Abdellatif Ben Amar. Les femmes ici sont représentées comme des servantes. La mère est l’image du modèle traditionnel de ce que deviendra plus tard sa propre fille. Cette dernière, même si elle aspire à autre chose, ne fait rien pour agir.
  • «LES FELLAGAHS», de Omar Khlifi. Les femmes sont exclues. Elles n’interviennent jamais dans le combat. On leur nie jusqu’au sentiment national.

  • «LES AMBASSADEURS», de Naceur Ktari. Ce film est une dénonciation de l’exploitation des Arabes en tant que sous-prolétaires par les pays industriels. Le racisme quotidien. Là encore, les femmes n’agissent pas. Elles ne mènent aucune lutte. Pire, elles n’agissent pas… Elles ne savent que bavarder entre elles ou… se battre. Les autres femmes que nous montre Naceur Ktari sont des prostituées qui attirent l’homme vers le mal et lui prennent son argent. On dirait par moments que ce sont ces femmes qui exploitent les travailleurs émigrés. Je me demande comme Naceur Ktari n’a pas essayé de montrer que ces femmes-là sont encore plus exploitées que ces travailleurs. Elles sont Européennes et leur sort n’est pas meilleur alors qu’il les montre comme des femmes qui ne songent qu’à profiter et prendre l’argent de ces travailleurs.

  • «HURLEMENTS», de Omar Khlifi. On peut dire que c’est la première fois que le cinéma met au premier plan un personnage féminin proche de la réalité. Le premier et le seul où l’action est conduite par des femmes. Les hommes y sont réduits à l’état de fantoches. Mais là aussi comment se présente la femme pour Omar Khlifi ? Elle hurle. Elle hurle devant l’injustice de son sort. C’est certainement dans une première prise de conscience, mais c’est avant tout un cri d’impuissance. Elle n’essaye pas de lutter ni de se battre. À l’image d’un animal sans parole : elle hurle. Je ne vois dans ce film que cris, une façon infantile d’exprimer des droits tout à fait légitimes, de simples désirs. Il n’y a jamais une prise de conscience générale qui fait que les êtres humains ont une autre exigence devant la vie. Voici ce qu’a dit Omar Khlifi : «Mon film «HURLEMENTS» ne montre pas de phénomènes de résistance féminine organisée contre la domination masculine. Mais c’est pour la simple raison qu’à ma connaissance cette résistance n’existe pas encore. La révolte n’est que latente. D’autre part, mon film ne propose pas de solution. C’est un film qui provoque surtout les hommes pour les amener à réfléchir. Je n’ai pas de solution miracle à proposer».

Le type de la femme consciente de ses droits et de ses devoirs, politiquement active, n’existe pas dans le cinéma tunisien. Les cinéastes tunisiens n’arrivent pas à ce jour à montrer la véritable évolution de la femme tunisienne. Ceci nous amène à nous poser une simple question : l’absence de la femme dans cette production est-elle la réalité actuelle tunisienne ?

Ceci dit, c’est aux femmes tunisiennes de prendre la caméra pour montrer à l’écran leur véritable visage. Le film de Selma Baccar, «FATMA 75» en est une preuve réelle. La démarche entreprise par elle est fort originale. On ne peut non plus oublier Fatma Skandrani qui a réalisé de nombreux courts-métrages pour la télévision. «La femme tunisienne naguère et qu’aujourd’hui», qui se veut une recherche des traditions concernant spécialement la vie intime de la femme tunisienne. L’absence de la femme dans le cinéma ne se limite pas à notre pays. Au niveau du monde, il y a des femmes qui s’expriment : chez nous elles souffrent du manque d’habitude, d’une certaine rigueur. Elles ont du mal à prendre de l’assurance, Il n’y a pas de résistance masculine qui puisse justifier l’absence des femmes dans le domaine de la création. Homme ou femme, l’artiste est un être à part, marginal. Le fait qu’un film ou deux, faits par des femmes, ont pu être réalisés récemment, prouve qu’une porte s’est ouverte, et il n’y a pas de retour en arrière. Ceci modifiera l’image globale du cinéma. Les femmes cinéastes sont des femmes, différentes des cinéastes hommes. Lorsqu’elles parlent des femmes, c’est avec une connaissance intime, profonde, elles en donnent une image différente de celle que peuvent donner les hommes, et vont amener ceux-ci à modifier leur représentation de la femme.

JELILA HAFSIA

La Presse du 10 mai 1980


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