À LA RENCONTRE D’UNE PIONNIÈRE DE L’ACTION CULTURELLE : JÉLILA HAFSIA, UNE FEMME LIBRE QUI A MARQUÉ SON ÉPOQUE

Par Hella LAHBIB – La Presse de Tunisie – Publié le 30/10/2019

Grâce à son travail auquel elle s’est donnée sans compter, à sa curiosité intellectuelle insatiable, grâce à sa bienveillance envers les autres, faite de respect et d’une certaine élégance des manières, elle a pu tisser des relations solides avec des intellectuels de tous bords

Jélila Hafsia, figure du monde des lettres et de la culture, qui a marqué l’histoire contemporaine de la Tunisie post-indépendance, a présenté son dernier ouvrage, samedi 26 octobre, à la libraire Fahrenheit à Carthage. Journaliste à La Presse, écrivaine, pionnière de l’animation culturelle, Jélila Hafsia, par ce tome VIII de sa série, «Instants de vie, chroniques familières», parcourt à travers un regard subtil et une plume alerte, la décennie 2000 – 2010.

Face à une salle comble – avec une prédominance féminine, a-t-elle tenu à faire remarquer -, avec son habituel éclat de rire malicieux et juvénile, elle a toutefois salué la présence d’Abdelaziz Kacem, intellectuel et universitaire qui a occupé de hautes fonctions dans les départements de l’Éducation et de la Culture. Jélila enchaîne sur la présentation de son œuvre qui fusionne deux genres littéraires : le journal intime et la chronique, qui analyse l’actualité nationale et internationale, politique, sociale et culturelle.

Jélila ou Ella Jélila, comme tout le monde l’appelle, a relaté quelques épisodes privés de sa vie de femme, ses mariages, son choix de vivre seule, sa passion inconsidérée pour l’écriture et la lecture. Elle y raconte et commente également des événements qu’elle a vécus en sa qualité de présidente de trois centres culturels. Le Centre national d’Art vivant du Belvédère, entre 1966 et 1974, ensuite et pendant près de 14 ans le club Tahar-Haddad qui a rayonné sur la médina, pour clore cet incroyable parcours avec le club Sophonisbe de Carthage.

«Il faut publier»

Grâce à son travail, auquel elle s’est donnée sans compter, à sa curiosité intellectuelle insatiable, grâce à sa bienveillance envers les autres, faite de respect et d’une certaine élégance des manières, elle a pu tisser des relations solides avec des intellectuels de tous bords, tunisiens, maghrébins, européens et les inviter dans les trois espaces qu’elle a animés consécutivement pendant plus d’un demi-siècle.

L’envie d’écrire l’a toujours taraudée. Elle écrit tous les jours, ou plutôt quand son agenda chargé le permet, pour raconter sa journée, ses rencontres. Elle a besoin de ce moment qui relie la quiétude au défoulement. Sur la page blanche, elle déverse ses émotions, son bonheur, ses doutes, parfois sa colère. Montrant à un illustre ancien ministre, un des pères fondateurs qui a jeté les bases de la politique culturelle nationale, Chedly Klibi, des fragments de son journal intime, il lui conseille de publier.

Écoutons-la parler : «J’ai commencé ce journal quand j’ai fait le choix de ce que sera ma vie. J’ai décidé à la fois de vivre seule mais d’être avec les autres. J’ai pris un petit appartement à Tunis, pour baigner dans la vraie Tunisie. À la fin de ma vie, j’ai la conviction d’avoir fait les choix qui me conviennent. Mais je dois dire tout de même que le fait de vivre seule était source d’étonnement, pas seulement ici en Tunisie, mais même en Europe. Ensuite on m’a donné la chance d’organiser des clubs culturels. Ce métier m’a fait rencontrer des êtres exceptionnels, d’ici et de l’étranger».

La désertification culturelle

Jélila a travaillé avec trois ministres de la Culture, Chedly Klibi, feu Mahmoud El Messaadi et Béchir Ben Slama. De grands noms qui ont respecté ses choix. «J’ai  travaillé en symbiose avec eux, ils pouvaient approuver ou ne pas approuver ce que je faisais, mais jamais on ne m’a fait de réflexions». Jusqu’à ce que vienne une époque où la culture ne représente plus rien aux yeux des nouveaux gouvernants, l’époque Ben Ali. La Tunisie ploie alors sous le poids d’une désertification culturelle, deux décennies durant. Une stratégie choisie, voulue, méthodiquement mise en œuvre, qui a fait du tort au système éducatif, à la dynamique créatrice, aux intellectuels, aux artistes, à tous les Tunisiens, surtout les jeunes. Également à Jélila qui, après avoir subi l’innommable, a choisi de jeter l’éponge.

Les livres qui couvrent les murs de sa maison ont toujours été les éléments majeurs de sa vie. Ils viennent à la rescousse pour meubler le vide laissé par ce chômage forcé. Pour remplir son temps, elle choisit de finir l’entreprise intellectuelle et humaine qu’elle avait commencée depuis longtemps. «L’acte d’écrire pour moi est la chose la plus importante. J’ai besoin d’écrire comme j’ai besoin de lire. Cette passion du livre m’est restée et cette passion que j’éprouve envers les créateurs, dans tous les domaines, pas nécessairement ceux qui écrivent, mais tous ceux qui créent, les artisans, par exemple, ont toute mon admiration».

Heureusement, la vie lui a rendu justice. Depuis 2011, Jélila Hafsia a été célébrée à maintes reprises, reconnue pour le travail qu’elle a accompli avec abnégation, passion et savoir-faire. Parmi les événements qu’elle a racontés, nous avons choisi ce témoignage à la fois poignant et révélateur. Il était question de l’inauguration du club de la médina qui coïncidait avec un hommage posthume à Tahar Haddad, avec l’aide de spécialistes de l’Université de Tunis. Écoutant la radio, Bourguiba appelle son ministre de la Culture, à l’époque Mahmoud El Messaadi, et lui fait connaître sa volonté d’inaugurer, lui-même, le nouvel espace. «Il a compris le sens politique de l’événement», analyse-t-elle. Et d’enchaîner : «J’ai énormément d’admiration pour le président Bourguiba, un homme que je porte toujours dans mon cœur, jusqu’à la fin de ma vie. Ce grand homme qu’a eu la Tunisie».

«Moi-même, je travaille pour rien»

«À la fin, Bourguiba ne voulait plus rentrer», se souvient-elle encore, avec amusement. «Le club était plein à craquer, même des figures de l’opposition étaient présentes, la police était débordée. Dans son allocution, le président a célébré la mémoire de Tahar Haddad, d’Abou El Kacem Chebbi, «Je les ai connus, dit-il, ils étaient jeunes, ce sont des hommes modernes. Mais, éprouvant le besoin d’ajouter : C’est moi qui ai libéré la femme tunisienne».

Rendant hommage aux universitaires qui ont aidé Jélila à préparer l’événement sur le militant qui a donné son nom au club, elle les présente ainsi : «Monsieur le président, ils ont travaillé avec nous sans rien demander». Il a répondu : «Que dieu les bénisse, moi-même je travaille pour rien». Cette fois-ci, c’est toute la librairie qui riait avec Jélila, connaissant les petits péchés du grand homme qui tenait toujours à se mettre en avant.

En égrenant les souvenirs qui ont marqué sa vie, Jélila était heureuse. Les clubs qu’elle a dirigés étaient des lieux de rencontre des intellectuels, des étudiants, de l’opposition de gauche et des islamistes. Elle connaissait tout le monde et tout le monde la connaissait. L’épouse de Bourguiba, feu Wassila Ben Ammar, l’appelle un jour pour lui signifier le mécontentement du «parti». Jélila lui répond : «Tout le monde a le droit de venir ici. Les orientations politiques des uns et des autres ne m’intéressent pas». C’est une femme libre, une femme de convictions, une femme généreuse également. Jélila Hafsia a fait le choix d’offrir sa riche bibliothèque en cadeau à la Bibliothèque nationale. Un don qu’elle lègue aux générations futures, espérant leur transmettre l’amour des livres, le goût de la culture, des belles lettres et des arts, pour une Tunisie qui attend de se réconcilier avec elle-même, dans une ambiance stimulante et inspirante pour tous.

Source : https://lapresse.tn/


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