DANS GHODWA, DHAFER EL-ABDINE SE TROMPE D’ÉPOQUE

Par Mohamed Sadok LEJRI – kapitalis.tn – 6 mars 2022

J’ai vu «Ghodwa» (Demain), premier long-métrage de fiction de l’acteur tunisien Dhafer el Abidine. Je vous conseille d’aller voir ce film pour connaître la signification exacte du mot «navet».

«Demain» est l’histoire d’un avocat (Dhafer el Abidine) qui a connu les affres de la dictature et qui s’est fait un point d’honneur de réhabiliter les victimes du régime de Ben Ali. Dix ans après la chute du dictateur, le pays est passé à autre chose et le protagoniste prêche dans le désert. Son discours est devenu inaudible auprès des autorités tunisiennes, lesquelles y mettent de la mauvaise volonté et ne veulent pas toucher à ce dossier brûlant. Le procureur de la République, Si Ali, interprété par Ghanem Zrelli, incarne un peu les nouveaux dirigeants qui ont failli à leurs promesses et qui n’ont pas réalisé les «objectifs de la révolution», fondés sur les principes de la justice et de la dignité.

Un cortège de mièvreries

Souffrant des séquelles psychologiques post-traumatiques et de psychose, Habib Ben Amor est traité en paria au Palais de Justice et mène la vie dure aux quelques personnes qui s’intéressent encore à lui, à commencer par son fils Ahmed (Ahmed Berrhouma), lycéen de 15 ans tourmenté par la dégradation de la santé mentale de son père. Les rôles sont inversés : Ahmed se met à prendre soin de son père qui est un homme brisé et Habib, à cause de la détérioration de son état de santé, n’est plus en mesure d’assurer ses fonctions de père et se comporte comme un vieil enfant gâteux.

La relation père-enfant est peut-être un des rares points positifs du film. L’enfant qui, en toute impuissance et sans pouvoir bénéficier de l’appui de sa mère (Najla Ben Abdallah) qui a refait sa vie avec un autre homme et qui est absorbée par son travail, voit son père sombrer dans l’abîme. Le scénario est d’une médiocrité affligeante, ses approximations peuvent être interprétées comme un manque de professionnalisme, et les dialogues ne sont que de pures calamités. Les phrases prononcées par les acteurs sont le plus souvent des lieux communs, qu’on essaye de faire passer pour des répliques profondes. Le discours politique est naïf et d’une rare pauvreté. C’est un cortège de mièvreries ridicules, une suite de clichés qui renvoie aux bons sentiments et à la bonne conscience droit-de-l’hommiste. Tout le long du film, l’avocat Habib Ben Amor s’excite tout seul à coup de slogans creux.

Un rôle à contre-emploi

D’aucuns pourraient s’ennuyer un peu au cours de la projection du film, à cause de la lenteur de la mise en scène. Il faut dire que le rythme lent est le plus approprié à ce long-métrage, dans la mesure où il nous plonge dans l’univers de Habib et dans l’intimité de cet homme brisé, il nous fait vivre au rythme de ses obsessions et de ses troubles psychologiques. Il n’en reste pas moins que «Demain» pèche par trop d’intimisme, et l’amateurisme de la mise en scène est on ne peut plus évident.

On peut comprendre que l’acteur Dhafer el Abidine tenait absolument à interpréter ce rôle à contre-emploi, en endossant un personnage autre que celui du beau gosse qui fait chavirer le cœur de ses admiratrices. Néanmoins, le rôle de cet avocat très engagé dans le combat politique n’était pas fait pour lui. Le choix de Mhadheb Remili, par exemple, comme acteur principal de ce film, aurait été plus judicieux. Dhafer el Abidine n’était pas crédible pour un sou dans le rôle de Habib Ben Amor, et encore moins dans celui du réalisateur et scénariste engagé de «Ghodwa». Il surjoue son personnage, son interprétation d’un homme brisé par la dictature et son lot d’injustices ne sonne juste à aucun moment. Sa performance laisse à désirer dans ce film.

Film anachronique qui arrive trop tard

D’ailleurs, le film en question a dix ans de retard. Aujourd’hui, les Tunisiens vivent plutôt dans la nostalgie du règne de Ben Ali et ce sont les successeurs du dictateur qui suscitent leur courroux. En fait, «Ghodwa» est un film anachronique, il est en décalage avec son époque et arrive trop tard. Avec ce film, Dhafer el Abidine pourrait passer pour un révolutionnaire de la vingt-cinquième heure et pour un acteur qui essaye de se faire passer pour ce qu’il n’est pas.

Je comprends pourquoi le monde du show-biz a tenu à garder le silence à la suite de l’avant-première, tandis que les journalistes qui ont parlé se sont contentés de quelques déclarations encourageantes… c’était par complaisance. Ils ne voulaient pas écharper le premier long-métrage de cet acteur apprécié par tout le monde pour ses qualités morales, et dont on tire une certaine fierté.

Dhafer el Abidine est un homme doué de beaucoup de qualités, aussi bien devant la caméra que dans la vie (modestie, respect, absence de narcissisme malgré son physique avantageux et son succès dans tout le monde arabe), mais il faut se rendre à l’évidence : sa première expérience au cinéma en tant que réalisateur et scénariste est un ratage total.

PS : Ce film, à l’image du «cinéma nadhifa» d’Égypte, est 100% halal. Ainsi, il peut se regarder en famille et ne risque pas de déranger les enfroqués, les bigots, les pudibonds, les coincés de tout poil, bref « vha3b mouch m’te3na».

Mohamed Sadok LEJRI

Source : http://kapitalis.com


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