Par Adnen JDEY – nawaat.org – 24 janvier 2022
En offrant à ses interlocuteurs un espace de parole dépliée sur la durée, Manca Moro revient sur l’héritage des Siciliens de Tunisie, dans un geste de cinéma de famille. Dans ce premier film documentaire, Rim Temimi a beau se mouvoir sur deux échelles, intime et collective, elle fait du surplace. Actuellement en salles.
C’est en terrain peu connu que Manca Moro nous introduit. En cinéaste complice, sachant d’où elle vient et où elle va, Rim Temimi tourne son objectif vers les siens pour ramener à la surface ce qui est enfoui. La facture de ce documentaire n’est pas d’une folle originalité. Mais son enjeu est suffisamment sérieux pour interpeller : il s’agit de repêcher dans la mémoire familiale, un demi-siècle plus tôt, l’héritage des Siciliens de Tunisie. Plus que de la marche arrière, le geste tient de l’anamnèse. L’évocation rétrospective du passé ne vise pas à solder les comptes, mais à ouvrir les pages laissées blanches. Entre ces deux échelles, le film tente de jeter des passerelles intimes et collectives, comme si le temps était venu de rembobiner le passé, dans un acte de réparation personnel qui doit beaucoup à la parole et l’implication sincères de ses témoins.
C’est par une caméra qui suit et écoute, prête à recevoir les confidences, que Manca Moro se met sur les rails de cet héritage. Ce qui guide cette enquête au dispositif horizontal, c’est une parole cousue de flash-back, d’ellipses, flattant la fibre nostalgique du passé révolu pour gratter la complexité d’une mémoire à double hélice. Mais ce n’est pas vraiment une enquête au singulier qui est au programme. C’est la mère, au visage mûr et rugueux, qui nous tend la perche. Et, mine de rien, c’est dans sa voix et sa présence que résonne l’histoire des Siciliens tunisiens, cette communauté qui fut présente en masse partout dans le territoire, et à laquelle on doit en partie la main-d’œuvre au protectorat et la bonification des terres. Installée à Korba, sa mémoire bien à vif a décidément tout bon : sans s’encombrer de détours, ce sont les souvenirs qui dominent ses conversations en remontant et redescendant les années d’un coup d’aile. Les souvenirs de l’époque dans ce que fut la Tunisie au lendemain de l’Indépendance, sont le ressort du témoignage, chevillé à ce point de bascule qui condamne les siens à l’exil. C’est de là qu’il faudrait partir.
Renouer le lien, cent ans plus tard, avec le passé et l’histoire des ressortissants de la péninsule italienne, est sur le papier un parti pertinent pour amorcer une réflexion sur la double appartenance et la déchirure qu’elle occasionne. La réflexion trouvera dans Manca Moro une ampleur bienvenue, celle d’un contexte historique et social, en alternant les points de vue au rythme des retrouvailles. C’est auprès de deux vieilles tantes et d’un oncle, partis depuis plus d’un demi-siècle sans grand espoir de retour, que Temimi trouve matière à recoller quelques morceaux de cette mémoire pour la mettre d’urgence en chantier. Entre Bologne et Nîmes, l’extra-territorialité des membres de famille dicte cet élargissement au portrait de groupe. Si les témoignages ont quelque chose à dire de leurs attaches profondes qui se sont construites de part et d’autre de la Méditerranée, ils révèlent autant sur le contexte qui les a vus naître, créant un véritable réseau de mémoires qui s’accordent et divergent. Et rien n’échappe à la caméra qui, au besoin, s’autorise le rentre-dedans pour ne rien perdre des confidences où la familiarité laisse place aux échanges approximatifs comme à l’embellie de l’humour, dans la satisfaction comme dans la désillusion. Mais ce dispositif accuse certaines faiblesses et pèche par une naïveté affectée en se condamnant assez tôt à une oscillation forcée. D’une part, il combine mise en scène posée et vérisme façon reportage, s’accordant parfois un répit le temps de fixer la mère qui est de presque tous les plans hors archives. D’autre part, quoiqu’avec la distanciation qu’introduit parfois la voix de la réalisatrice, venue de derrière la caméra, il ne s’enferme pas moins sur lui-même.
Sans doute, l’ampleur que prend Manca Moro l’apparente-t-elle à un film de famille. Filmer les siens en ces occasions implique pour Temimi, de replier la distance avec ces descendants d’immigrés du début du siècle dernier qui se trouvent aujourd’hui presque exclus de ce qui fut leur terre d’accueil. Sans que la caméra prenne le pas sur ce passage de témoin, recueillir leur parole est un prétexte à renouer une histoire qui s’est fendue en deux, mais aussi à réunir les membres d’une famille que l’exil a fini par disperser dans l’espace ou le temps. L’exercice du documentaire aura été profitable. Mais Temimi ne s’arrête pas à une quête de confidences de toute façon inévitable. Car sa mobilité ne donne pas seulement lieu à un retour narratif. Elle cultive davantage un autre motif d’intérêt, qui amorce une sorte de renversement des regards. Car une fois le paysage familial dessiné et la généalogie refaite, c’est avec les épisodes de leurs départs définitifs qu’il revient aux proches témoins de garder le cap d’un point de vue distancié dans la houle des souvenirs. En exhibant aux détours des conversations les angles morts d’une histoire commune agitée par le jeu des cartes sociales dont l’Indépendance a rebattu la donne, leurs paroles valent par le prisme d’un vécu qui n’était pas un cœur à cœur sans nuages. En contrechamp, elles offrent un regard à la lucidité douloureuse qui, bien que recru, n’élude pas les aspérités.
On regrette néanmoins que ce regard éprouve de la réticence à peser de tout son poids, dans les pérégrinations à travers lesquelles Temimi amène les membres de sa famille à ré-arpenter cet héritage en commun 45 ans après. Le montage un peu mal fichu n’est pas le seul en cause: si on garde peu de choses dans l’œil, on retient une abondance de mots dans l’oreille. Bien qu’il offre à ses interlocuteurs un espace de parole dépliée sur la durée, Manca Moro peine à investir ses archives visuelles autrement que comme aide-mémoire, comme s’il n’osait pas trop s’en approcher. Certes, les photos et vidéos étoffent par moments le récit au-delà des trajectoires croisées. En revanche, elles donnent rarement de l’air au film dans la plaie à vif qui le sous-tend. En croisant la chaîne et la trame dans les sautes d’aiguillages du passé, de telles archives auraient pu, sous la caméra d’un autre, participer plus intelligemment à démêler la pelote mémorielle.
Source : https://nawaat.org/
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