Par Guy HENNEBELLE – Le Monde – Publié le 22 avril 1976
Trois pays occidentaux publient à eux seuls environ la moitié des revues de cinéma dans le monde. C’est ce qui ressort de l’«International index to film periodicals» (1) et de l’«International film guide» (2) qui répertorient globalement, le premier, quatre-vingts publications, le second quatre vingt-onze. C’est ainsi que l’on comptabilise entre vingt et vingt-cinq revues américaines, une quinzaine de revues françaises et sept à huit revues anglaises. L’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine où vit, on le sait, la majorité de la population, ne publient qu’une dizaine de revues de cinéma, dont aucune, à l’exception peut-être de «Cine Cubano» (qui parait d’ailleurs suspendue), ne jouit d’une renommée et d’une influence comparables à celles que connaissent plusieurs revues occidentales. Dans le monde arabe, on ne rencontre que fort peu de revues régulières. C’est pour tenter de pallier cette carence que deux critiques maghrébins, le Tunisien Khemaïs Khayati et le Marocain Abdou Achouba Délati, (tous deux enseignants de cinéma à Paris), ont lancé récemment une bulletin à travers lequel ils espèrent parvenir à faire entendre une voix arabe originale dans le concert de la critique. Du fait d’une grande indigence de moyens, ses insuffisances sont encore criantes mais il nous a paru utile, précisément, de demander à ses auteurs d’exposer leur analyse de la situation et leurs objectifs. Ils prévoient d’organiser en octobre 1976 à Paris un colloque sur le thème : «Critique occidentale et critique du tiers-monde».
Pourquoi «CinémArabe» ?
- Ce bulletin, qui est appelé à devenir une revue capable de dynamiser le champ culturel arabe, concrétise un espoir déjà ancien de chacun de nous deux. Rares sont les pays arabes qui possèdent une revue de cinéma. En dehors de Cinéma et Théâtre (Égypte), de Goha (Tunisie) et de trois ou quatre périodiques non réguliers, le monde arabe est dépourvu d’organe de liaison entre les différents critiques du Machrek et du Maghreb. Nous vivons «sur» les informations et analyses qui nous parviennent par le canal des revues ou hebdomadaires européens. Ces informations, même si elles sont élaborées par des hommes de gauche, portent une vision du cinéma très différente de celle que nous pouvons avoir nous-mêmes de notre production, il y a un grand écart culturel, difficile à combler. Ce n’est pas la faute des critiques de gauche : la situation est compliquée. Au seul niveau de la langue déjà, rares sont les critiques européens qui connaissent l’arabe. Nous avons pensé qu’il serait normal que nous soyons nos propres «porte-parole» d’autant plus que nous sommes au courant du développement du cinéma en Occident, ainsi que de la nature du terrain politique et culturel dans lequel évolue le cinéma arabe. Le second but – à notre avis plus qu’important – est de réaliser la liaison entre tous les critiques arabes. Si la plupart ne se connaissent que par personne interposée, c’est qu’à ce niveau nous n’avons pas été à ce jour capables de réaliser cette union pourtant inscrite dans la psychologie et les mentalités collectives de nos masses. Nous sommes conscients que politiquement cette union n’est malheureusement pas pour demain. Plusieurs «diables» sont intéressés par cette parcellisation, et nos gouvernements souvent participent à ce jeu. Dans une optique culturelle anti-impérialiste, le cinéma et la critique ont un rôle à jouer. Il faut permettre aux critiques arabes de se connaître, de discuter de leurs problèmes et de ceux du monde. Avant la guerre civile, Beyrouth pouvait prétendre faciliter cette initiative. Le Centre interarabe du cinéma et de la télévision publiait un bulletin à cet effet, mais on n’entend plus parler de lui depuis trois ans… À l’heure actuelle aucun pays arabe ne peut hélas ! prétendre assumer ce rôle. Il y a Paris, mais elle n’est pas une capitale arabe ! Il faut reconnaître toutefois qu’il est plus facile d’acheter al Ahrâm ou ath-Thawdra, de rencontrer un cinéaste ou de voir un film arabe sur la scène parisienne qu’au Caire, à Alger ou dans n’importe quelle capitale arabe… C’est une réalité non réjouissante mais avec laquelle il faut composer…
Ce bulletin émane de la représentation européenne de l’Union des critiques arabes du cinéma. En quoi consiste cette Union ?…
- Notre bulletin représente l’UCAC dans une certaine mesure seulement. Cette Union ne date que du festival de Carthage 1972. Elle est constituée par les représentants des différentes unions nationales. Son secrétaire général et son siège sont désignés tous les deux ans. Depuis sa fondation, elle s’est contentée d’affirmer des principes. Il faut dire aussi que la critique cinématographique en pays arabes n’a ni statut social ni statut politique. Pratiquer la critique dans le sens où l’entendait Lukács, par exemple, est vite considéré comme une atteinte à l’hégémonie de l’État et à l’emprise des distributeurs. À cela nos critiques n’ont pas la possibilité de répondre. Ils se rencontrent à Cannes, à Carthage, à Leipzig, mais ne peuvent pas, au long de l’année, assurer la circulation des films et des idées. Certains ont une vision purement nationale et sont coupés du combat qui se mène dans d’autres pays arabes ou dans les milieux progressistes internationaux. En 1974, Abdou Achouba a été délégué pour représenter cette Union en Europe, pour parler en son nom après consultation du secrétaire général, le Libanais Walid Chmait, ou du vice-secrétaire général, l’Égyptien Samir Farid. C’est après cette délégation et la disparition du bulletin libanais que nous avons décidé la mise sur pied de «CinémArabe»…
Alors, ce bulletin n’est réalisé que par deux personnes en tout et pour tout ?
- Oui, deux personnes en tout. Malgré notre situation matérielle lamentable, nous avons préféré compter sur notre seule «folie» pour faire démarrer la publication. Nous en sommes à notre troisième numéro, qui sera cette fois édité et non plus ronéotypé. Nous attendons que les autres critiques arabes se trouvant en France ou ailleurs se joignent à nous. Nous sommes en réalité très nombreux à travailler à l’étranger. Rien qu’à Paris, nous connaissons trois Algériens, deux Marocains, cinq Tunisiens, deux Égyptiens, etc. Nous les avons informés du projet, mais ils n’y ont pas encore répondu… Certains veulent «palabrer» avant de monter la structure du bulletin. Nous avons préféré donner la primauté au travail, les discussions viendront par la suite consolider, corriger ou réajuster l’action. Tout doit partir de la pratique concrète. De toutes les manières, ce bulletin a besoin de toutes les participations. Objectivement, nous sommes incapables de tout assurer. Choisir les articles à traduire, les écrire à la machine (avec deux doigts !), assurer la ronéotypie grâce à l’aide matérielle de Jean Lescure et de l’A.F.C.A.E. (1)… On nous demande de partout pour animer des soirées, réaliser des semaines de cinéma arabe en province ou à l’étranger… Nous attendons le concours de tous nos collègues pour répondre à cette demande : qu’ils participent avec leur temps et leur argent. Ce projet n’est pas une entreprise individuelle. Son champ de vision et d’action est très large et très lâche… Répétons-le : tous les concours arabes seront les bienvenus.
Selon quels critères choisissez-vous les articles ?
- Jusqu’au troisième numéro nous n’avons pas rencontré de problèmes. La matière est abondante. Nous voulons assurer d’abord l’information. Nous voulons fournir à la presse cinématographique européenne le plus grand nombre de nouvelles sur nos cinémas, les films qui s’y font, les réalisateurs qui y travaillent, la nature de la production, de la distribution, le circuit d’exploitation… Nous voulons publier des documents inédits comme «la motion de l’U.A.A.V.» (2), «le manifeste des cinéastes marxistes – léninistes arabes», «le code de la censure en Égypte en 1951», «la fiscalité du cinéma», etc. Le second domaine qui est appelé à se développer est celui des interprétations critiques de la production actuelle dans le monde arabe. Nous forçons les portes en reproduisant des articles publiés en arabe dans la presse du Moyen-Orient ou en français dans la presse maghrébine… Là, nous opérons un choix à partir de l’urgence de la thématique, de sa jonction avec certaines préoccupations dans le cinéma du tiers-monde…
Mais quelle est la ligne idéologique de ce bulletin ?
- Objectivement, il n’y en a qu’une. En pratique, il y en a deux. Il y a celle qui est exprimée dans l’éditorial et qui engage les personnes animatrices, ainsi que l’UCAC en tant que structure très ouverte à la promotion de cinémas nationaux indépendants. La seconde, multiple, n’engage que le signataire de l’article. La question idéologique ne s’est pas encore posée. Nous sommes deux animateurs qui nous situons du même «bord». Elle se posera, mais il faut laisser le temps faire son œuvre. Actuellement, notre but principal est de lutter pour «un cinéma national indépendant», une variante du «troisième cinéma» de Solanas avec plusieurs différences dont nous traiterons dans des livraisons prochaines. Notre préoccupation majeure est de renverser le mur du silence innocent ou complice qui étouffe notre cinéma et son émergence. Nous ne connaissons pas encore les limites de nos possibilités abstraites, mais nous sommes déterminés à lutter pour notre cinéma et notre champ culturel contre toute forme d’acculturation et de bâillonnement de notre culture…
Quelle est la situation de la critique dans les pays arabes ?
- La situation de la critique est très inquiétante, comme l’est celle de la création cinématographique. À part quelques rédacteurs importants dont le nombre ne dépasse pas la dizaine, nous pouvons affirmer que nous n’avons pas de critique. N’importe qui peut être engagé dans un quotidien pour donner ses impressions sur un film vu la veille à la télé ou au cinéma ! D’autres quotidiens ne pensent même pas à ce domaine. Il faut savoir qu’un grand journal comme Al Ahram ne possède pas de chronique cinématographique, pas plus que des revues comme Al Fikr (Tunisie) ou Al Adab (Liban)… Il y a pire. On a publié un article sur L’Attentat sans dire que le film traite de l’enlèvement de Ben Barka, on a affirmé que La Maman et la putain est un film porno, etc. Un critique est allé même jusqu’à appeler à la mise en quarantaine de Youssef Chahine pour le punir d’avoir réalisé Le Moineau… Nous sommes assaillis par les mercenaires du verbe, du genre de ceux qui écrivent dans Al Muçawwar, Al Kawakeb, Ach-Chabaka, Al Mar’a, etc. Toute critique est vite connotée comme une ingérence dans les affaires de la société politique. Dans les pays arabes et dans la majorité des pays du tiers-monde, il s’agit d’une critique urbaine. Elle est majoritairement petite-bourgeoise et plus ou moins occidentalisée, dans le sens où elle vit encore sur le mythe de la «Nouvelle Vague», du cinéma d’auteur, de l’analyse structuraliste de l’image et de ses codes, etc. Il se produit continuellement une évacuation complète de la question idéologique, du «pourquoi» du cinéma et du «pour qui». C’est ce que le colloque de Mohammedia (3), en 1974, avait dénoncé et que le colloque qui sera organisé en octobre prochain par l’U.E.R. d’arabe de Paris-III, l’Agence de coopération culturelle et l’UNESCO tentera d’analyser… C’est un phénomène complexe et dangereux auquel il faudra accorder un peu plus d’attention…
Quel est le sommaire du troisième numéro ?
- Un éditorial qui traitera de la relation organique entre «cinéma collectif», «critique collective» et «public collectif», ce que nous appelons les «trois collectifs» pour assurer une dynamisation du cinéma arabe. Un texte sur la critique française et le cinéma arabe élaboré en mars 1976, un autre de Nourdine Sâil, président de la Fédération marocaine des ciné-clubs, sur «repérer, théoriser, agir», une note sur la Semaine du cinéma arabe à Meknès, un article de Jamir Farid sur le dernier film de A. Badrakhân Al Karnak, ainsi qu’un document sur le code de la censure en Égypte en 1951, une étude globale de l’œuvre de Châdi Abdes-Salâm, une réponse à un article sur le cinéma tunisien, les statuts de l’UCAC, et des notes critiques sur des films arabes ou africains sortis à Paris. Nous devons dire que financièrement nous sommes très démunis et nous faisons appel, encore une fois, à tous ceux qui s’intéressent au cinéma arabe pour qu’ils apportent leur aide.
- (1) International Index to film periodicals, Saint-James Press Ltd, 3 Percy street. Londres W1P 9FA. Angleterre.
- (2) «International film guide», The Tantivy Press, 108 New Bond street, Londres W1 Y 0QX. Angleterre.
- (3) «CinémArabe», C/O AFCAE, 22, rue d’Artois, Paris. Abonnement mensuel : 40 F.
- (1) Association française des cinémas d’art et d’essai.
- (2) Union (algérienne) des arts audio-visuels.
- (3) Voir les Cahiers du cinéma, no 254-255.
GUY HENNEBELLE.
Cette entretien a été retrouvé grâce à notre ami critique de cinéma Said Oueld Khalif, qui l’a publié sur Facebook.
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