FÉRID BOUGHEDIR, CINÉASTE : TOUS ENSEMBLE POUR UN MÊME IDÉAL

Férid Boughedir, chez lui, à La Marsa. © Ons Abid pour J.A..jpg

Propos recueillis par Neila Gharbi – Le Temps, vendredi 27 mai 2011

Fidèle au Festival du film de Cannes, notre cinéaste national Férid Boughedir s’y rend chaque année depuis qu’il était critique, puis en tant que cinéaste notamment avec son film «Halfaouine», et aussi comme membre de jury. Cette année, il a animé l’hommage posthume consacré au père du cinéma tunisien Tahar Chariaâ et la réunion avec le CNC dans le but d’étudier les perspectives de développement d’une coopération franco-tunisienne dans le domaine du cinéma. Dans cet entretien, il nous fait le point.

Le Temps : L’hommage que vous avez organisé à Cannes était-il votre idée?

  • Il s’agit d’une idée commune entre Mohamed Chalouf, un des fils spirituel de Tahar Chériaâ, et moi. C’est grâce à Tahar Chériaâ que j’ai compris très tôt que le cinéma était plus qu’un divertissement et qu’un film pouvait être d’une richesse exceptionnelle. C’est donc lui qui m’a fait aimer le cinéma et m’a donné l’envie de devenir réalisateur. Je suis passé par les ciné-clubs qu’il a développés. Il a poussé Omar Khlifi à réaliser son premier film «L’Aube». Il a encouragé le cinéma amateur en équipant les clubs en caméras, pellicules et permis aux films le développement gratuit. Il est d’abord le père du cinéma tunisien.
    Après, quand il a créé les JCC, il a fait en sorte que la compétition officielle soit ouverte à deux régions dont faisait partie la Tunisie : le monde arabe et l’Afrique. Comme il venait des ciné-clubs, il défendait le cinéma en tant qu’art et était contre le cinéma commercial. C’est lui qui a donné leur chance aux films de Youssef Chahine et Tawfik Salah en les diffusant en Tunisie alors qu’ils étaient interdits en Égypte. J’ai déjà organisé un hommage à Chériaâ de son vivant dans le cadre des JCC 2010. J’ai espéré que Ouagadougou organiserait un hommage à ce père du cinéma africain, qu’il a défendu lorsqu’il était directeur à l’Agence de la Francophonie.
    C’est d’ailleurs avec le concours de cette Agence que nous avons organisé l’hommage à Cannes. J’ai pris en main la conception de la brochure, de la table ronde et invité les cinéastes qui l’ont connu, comme Tawfik Salah, Souleiman Cissé, et ont voulu apporter leurs témoignages. Nous avons projeté le film sur Tahar Chériaâ réalisé par Mohamed
    Chalouf. La Chambre syndicale des Producteurs de films tunisiens nous a aidés en cela. Pour ma part, j’étais chargé de l’animation du débat auquel j’ai donné une note d’espoir qu’aurait aimé Tahar Chériaâ. Durant 40 ans, Chériaâ et Sembene Ousmane ont porté notre espoir d’un cinéma africain indépendant du nord. J’ai essayé de faire revivre cet esprit.
    Serge Toubiana, originaire de Sousse, actuellement président de la Cinémathèque française, a manifesté son envie d’organiser un hommage à la Cinémathèque française en programmant les films qu’il a soutenus comme par exemple : «El Moutamaridoun» (Les rebelles) de Tawfik Salah. L’hommage a été émouvant grâce à l’enthousiasme de l’assistance. C’est l’esprit de solidarité sud-sud qui a régné. C’est une véritable renaissance. J’ai même pleuré en imaginant que Tahar Chériaâ était avec nous.

Trois générations ont été célébrées cette année à Cannes, c’est exceptionnel. Est-ce l’effet de la révolution qui a aidé à cette réconciliation entre les cinéastes ?

  • Ce qui est magnifique cette année à Cannes, c’est qu’il y a trois générations de cinéastes. La génération de Tahar Chériaâ est celle des fondateurs, des pionniers. L’autre génération est celles des années 85, celle de l’âge d’or du cinéma tunisien où certains sujets considérés tabous étaient traités dans les films. Cette génération était présente en la personne de Nouri Bouzid qui a été décoré de la plus haute distinction française : la Légion d’honneur remise par Frédéric Mitterrand qui a senti que la France était coupable de n’avoir pas vite compris la révolution tunisienne. Pour se racheter, il a fait un très beau geste.
    Cette année, le pays invité est l’Égypte. Nous, on était un peu frustrés car nous étions les premiers à commencer la révolution. Frédéric Mitterrand a voulu rattraper le coup en faisant participer les Tunisiens à l’ouverture de Cannes avec la montée des marches. Il y avait toutes les générations : Bouzid, Zran, Amine Chiboub, Bahri Ben Yahmed etc. Bien sûr, Mourad Ben Cheikh est au centre avec son film qui est programmé dans le cadre d’une séance spéciale.
    Certains ont fait une guerre artificielle entre vieille et jeune génération alors qu’il est seulement question de financement. Comment tous ensemble, nous allons construire un cinéma grâce à la vieille génération de Tahar Chériaâ. La réconciliation est possible pour les jeunes. Ensemble, nous travaillerons pour un même idéal : que le cinéma serve à exprimer la Tunisie sous toutes ses facettes : politique, sociale et culturelle.

En quoi la réunion avec le Centre national du Cinéma français est-elle porteuse d’un nouveau projet pour le développement du cinéma tunisien ?

  • Le Maroc a réussi très vite, avec une seule loi sur les recettes de la télévision, à multiplier par cinq sa production. Le Maroc a un CNC et nous, non. La différence est que le CNC peut faire ce que le ministère de la Culture ne peut pas faire. Ce dernier encadre le cinéma, accorde des subventions plafonnées. Un CNC a l’indépendance financière, c’est-à-dire qu’il peut faire deux tâches : la première, prélever des recettes et la deuxième, répartir ces recettes aux secteurs qui en ont besoin : salles, films, multiplexes etc. Or cela, on peut le faire car le service cinéma d’une administration ministérielle n’a pas le droit de toucher de l’argent, même si une loi existe.
    Par exemple, en France, la culture et la communication sont réunies en un seul ministère, ce qui permet de prélever les recettes de la télévision qui seront versées, non pas aux chaines de télévision mais à des producteurs privés français qui feront avec l’argent des téléfilms qu’ils proposeront aux télévisions. C’est ce genre de système qu’on essaie de construire dans notre pays

Ce serait donc une copie du système français ?

  • Non pas tout à fait. Mais un CNC ne peut exister s’il n’y a pas de mécanisme de financement et de loi sinon, il restera une coquille vide. Ce système permettra d’accroitre la production de films et de téléfilms qui sera diffusée à longueur d’année et non plus seulement au mois de ramadan. Par conséquent, la réunion du CNC qui a eu lieu à Cannes vise essentiellement l’expertise. Nous avons suggéré l’envoi en Tunisie d’experts juridiques, fiscaux et financiers avant la fin du mois de juin prochain pour préparer des textes que nous allons soumettre au premier ministère. Nous allons également consulter les Belges qui ont le système de taxe Sheltter qui leur ramène beaucoup d’argent. Ils exonèrent d’impôt les grandes sociétés industrielles qui veulent investir dans le cinéma. Nous allons nous concerter aussi à ce sujet avec les Marocains.

Propos recueillis par : Neila GHARBI

Le Temps, vendredi 27 mai 2011


Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire