MOURAD BEN CHEIKH, CINÉASTE, AU TEMPS : «IL Y A QUELQUE CHOSE D’ABSURDE DANS LA MANIÈRE DE GÉRER LE MARCHE DE LA SÉRIE TÉLÉVISUELLE»

Par Faiza Messaoudi – Le Temps – Mercredi 22 Juillet 2015

Mourad Ben Cheikh est cinéaste et auteur du film «Plus jamais peur». Il est également le réalisateur du feuilleton «Journal d’une femme», production 2013.

Dans cette interview il détaille les problèmes de la production télévisuelle.

Le Temps : Il y a une variété de séries ramadanesques. Qu’en pensez-vous quant à la qualité artistique ?

  • Mourad Ben Cheikh : Pour se définir dans ce pays, chaque télé qui a sa patente, se doit de faire une série ramadanesque, sinon il lui manque quelque chose dans son identité. Pour cela, pour la première fois, on a une telle quantité de séries pour le ramadan. Cependant, le paysage financier de production en Tunisie, c’est-à-dire les insertions publicitaires, l’assiette de la valeur de ce marché, ne peut pas supporter un tel nombre de télévisions et ne peut pas promouvoir autant de productions. L’assiette a diminué par rapport à la période antérieure  de la révolution, et le nombre de télévisions a augmenté. Ont-ils inventé de nouvelles approches de financements ? Je ne le pense pas. Donc, le manque de qualité vient aussi de ce fait et vient du fait de la rapidité de l’exécution de nos choix. Il y a des réalisateurs qui tournent encore, alors que la série est diffusée. Le temps de montage d’un épisode est souvent réduit à un jour, le mixage est fait en deux heures. Le mixage est une écoute et n’est pas un véritable mixage. Ceci produit une qualité technique et artistique minimale. C’est ce qui rend notre système malade. Les décisions, par rapport aux séries à produire, sont prises souvent au mois de janvier ou même après. Est-ce possible de faire des quinze ou trente épisodes en si peu de temps ? Non ! Or, une bonne préparation débouche sur une amélioration de la qualité. Et en plus, ça donnera plus de temps pour le montage. Il est évident qu’un monteur qui travaille 18heures par jour pendant deux mois, ne peut pas être créatif. Et c’est là où réside le mal de la fiction tunisienne. Si les télévisions faisaient leurs prévisions avant, si le choix des scénarios se faisait à la base de traitement avant de se faire sur la base de quinze ou trente épisodes déjà écrits, il y aurait un temps de développement, un aller-retour entre le réalisateur, le scénariste et le diffuseur et la production qui permettrait à l’ensemble de la production  de répondre aux besoins des Tunisiens d’un côté et aux besoins artistiques de ce pays. C’est comme si ramadan revenait chaque année par hasard ! On devrait établir ses précisions pour ramadan deux ou trois ans à l’avance, parce qu’un scénario ne s’écrit pas en deux ou trois mois. Le dialogue est écrit de la même manière pour tout le monde, il n’y a pas de personnification, d’incarnation de personnage. Il est rare de trouver un personnage qui a une manière de dire, et souvent, elle est amenée par l’acteur qui sait le faire, celui qui n’est pas expérimenté, ne pourrait appréhender suivant la qualité du dialogue. Les chantiers sont énormes, ce n’est qu’en se dotant de méthodologie d’approche et de travail et de développement de projet qu’on arrivera à donner un résultat.

Justement, nous avons l’impression que l’inspiration est stérile, il y a des stéréotypes, des imitations et même des plagiats, aujourd’hui, la tendance est à la série policière.

  • Les genres existent. On peut avoir plusieurs séries qui s’inspirent de cette approche là. Mais il y a une différence entre écrire avec des codes qui ne sont pas les nôtres et écrire en ayant métabolisé le genre et en l’adaptant à ce qu’est notre réalité. Je n’ai jamais vu chez la police tunisienne cette manière de porter les pistolets sous les aisselles, qu’on voit dans la série Naouret Lahwa. On n’est pas une série américaine, ça ne sert à rien de jouer ou de faire semblant d’imiter une série américaine. Souvent le découpage des séquences n’est pas fait par rapport à ce que porte la séquence comme contenu, mais par rapport à une manière de faire qui instaure le suspense, là où il ne devait pas en avoir, qui met de la comédie là où elle ne peut pas fonctionner et ainsi de suite. On  agit sans réflexion et c’est inadmissible.

Certains réalisateurs misent sur la beauté physique des acteurs au détriment d’un réel casting ou de la compétence. Qu’en pensez-vous ?

  • Cela fait partie des ingrédients possibles, mais ceci ne devrait pas se réduire uniquement à cela, ou alors il faut qu’il y ait les deux, aussi bien la compétence que la beauté. Ce qui n’est pas toujours le cas, et malheureusement à ce niveau-là, certains acteurs débitent un texte sans le jouer, en ayant le même ton et la même démarche d’une série à l’autre et d’un épisode à l’autre. Il y a des personnages qu’on voit sortir du champ d’une série et entrer dans le champ d’une autre avec la même manière de parler, sans aucune adaptation ni au premier rôle, ni au deuxième. On distingue un dénivellement énorme entre certains acteurs qui possèdent cette capacité de se construire un personnage et ceux qui en sont entièrement démunis dans la même série. C’est la faute des interprètes, des réalisateurs, de la production et encore j’ajouterais du diffuseur, parce que dans ce pays les diffuseurs ne font aucune vérification de la qualité de la matière et de son contenu. Il y a des erreurs évidentes à plusieurs reprises sur le montage de presque toutes les séries, que ce soient des erreurs de raccord ou autres. Un diffuseur devrait mettre un terme à ce type d’erreur, à moins qu’il ne soit choisi par le réalisateur pour exprimer quelque chose de particulier, mais ce n’est pas le cas. Et le diffuseur se doit d’exiger une qualité minimale. Il n’est pas possible de diffuser une série mal mixée où le dialogue n’est pas équilibré d’une séquence à l’autre, ça augmente et ça diminue au hasard, le degré d’exigence de la part de tout le monde doit prévaloir sur ce que nous exigeons pour l’instant de nous-mêmes. C’est aussi une question de temps !

Comment évaluez-vous le discours, les messages véhiculés, les thèmes abordés… il y a trop de violence, de sang…

Tout sujet est légitime et tout sujet peut être traité. Il n’y a que la qualité du traitement et la qualité du produit qui doivent primer. La fiction télévisuelle est l’un des miroirs dans lequel se réfléchit cette société. Il est utile de voir toutes ses facettes.

C’est fondamental à rappeler ! Maintenant quand on parle par exemple de la violence, elle n’est pas présente uniquement dans la fiction télévisuelle. La violence aujourd’hui est aussi fréquente dans la société tunisienne, on n’a jamais été autant violents qu’en ce moment. Tout mène à une exaspération des âmes.

Donc, c’est peut être légitime de représenter la violence dans la société, mais comment s’y prendre ? Montrer quelqu’un de violent sans démembrer l’arrière terrain psychologique, social, économique qui a mené à cette violence, finit par justifier cette violence.

Par contre si tout l’arrière terrain est expliqué, si on comprend le pourquoi de la violence, on ne l’accepte pas mais elle est organiquement représentée dans la série. Souvent le traitement des personnages du point de vue psychologique est superficiel.

 

Vous avez réalisé un seul feuilleton ramadanesque : Le Journal d’une femme. Accepteriez-vous une nouvelle expérience ?

  • Je ne suis absolument pas contre l’idée de refaire l’expérience, mais je trouve qu’il y a quelque chose d’absurde aujourd’hui dans la manière avec laquelle est géré ce marché de la série télévisuelle. Les télévisions n’expriment pas d’une manière claire leur besoin.

Faiza Messaoudi

Source : http://www.letemps.com.tn/


 

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