SAMED HAJJI, AUTEUR DU FILM DOCUMENTAIRE : «SABIHA» (TUNISIE, 2008) — RENCONTRE

UN RÊVE D’ENFANT DEVENU RÉALITÉ

Par Noura Borsali pour cinematunisien.com

Il n’a que 21 ans et des poussières. Natif de Bizerte, il est étudiant en 3° année «Informatique musicale» à l’Institut supérieur de Musique de Sousse. Il a choisi de se spécialiser en mixage de musique et de films. «J’aime la musique et le cinéma», confie-t-il, lui l’amateur de guitare, jouant avec ses cordes comme on joue avec les sons. Samed Hajji poursuit : «J’ai voulu faire des études de cinéma mais j’ai trouvé une filière plus proche qui est l’étude du son. Nous sommes dans une époque des films sonores où le son acquiert de plus en plus d’importance comme le bruitage, les effets sonores ». Son choix est clair : faire de la réalisation.

C’est ainsi qu’il suivit une formation dans ce domaine dans Al Jazeera training center et s’adonna, en tant qu’amateur, à «quelques petites expériences» – précise-t-il – avec la caméra en réalisant des courts-métrages comme «Premier étage». Simple exercice personnel sans y associer le public. La formation d’un mois qu’il a suivie à Qatar dans le cadre de la chaîne Al Jazeera lui a permis de réaliser, en collaboration avec un jeune Saoudien, un film documentaire sur le marché populaire qatari, le dernier survivant dans cette ère de «modernisation». Le film sera projeté par quelques chaînes arabes.

Parmi ses réalisateurs préférés, il y a l’Américain David Lynch, le Mexicain Alejandro Gonzalez Iñarritu. Il aime autant les classiques, nous dit-il, que ceux de la Nouvelle vague. Pour le cinéma tunisien, il a beaucoup apprécié «L’oiseau des terrasses» (Halfaouine) de Férid Boughedir. Il nous a fait part de son étonnement de voir des réalisateurs tunisiens produire au départ de bons courts-métrages et rater par la suite leurs longs-métrages.

Samed Hajji, réalisateur

Humble, timide, silhouette fine et cheveux longs, il a fait son choix d’avenir : se consacrer, une fois son diplôme en poche (cette année), à la réalisation et partir à Paris pour parfaire ses connaissances dans une école de cinéma. Avec une franchise peu habituelle, il dira : « Je me considère encore comme autodidacte».

Mais alors, ce film documentaire «Sabiha», d’une durée de 24’, ne peut-il être qu’une simple expérimentation des outils que le cinéma met à la disposition du jeune créateur ? Pour nous, spectateurs, il a été la révélation d’un jeune talent faisant timidement ses premiers pas dans la création cinématographique.

Comment lui est venue l’idée de ce film ? «Depuis que j’étais enfant, dit-il, sur la route qui emmenait souvent mes parents et moi de Bizerte à Tabarka, je voyais par la fenêtre de la voiture toutes ces poteries berbères, toutes ces créations exposées pour vente sur la route. Ces objets multiformes ont peuplé et marqué mon enfance. Mais je n’ai jamais cherché à savoir qui les crée et les façonne».

Sejnane, une terre rude mais d’argile

Rêve d’enfant qui revient au galop à son adolescence et se réalise. Curiosité inassouvie qui trouve satisfaction vingt ans plus tard. Comme quoi c’est l’enfant qui guide le jeune homme qu’il est devenu. «Par curiosité, j’ai alors fait des recherches sur la poterie de Sejnane et suis tombé sur Sabiha, très connue sur la place et ayant une forte personnalité. Mon idée conductrice était de brosser un portrait d’une artiste et par là de revaloriser un art ancestral».

Après tout, Sejnane n’était qu’à quelques lieues de sa ville natale. Sans scénario rédigé à l’avance, mais avec un plan pré-établi, caméra à la main, entouré de sa jeune équipe, il entama son film sur cette tradition millénaire qu’est la poterie modelée dans la campagne de Sejnane, région rude et enclavée dans les montagnes de Kroumirie, au Nord-est du pays.

Le choix du genre documentaire s’imposait alors. «Ce qui m’intéresse, c’est avant tout le contact avec le sujet. Il s’agissait de faire oublier à ces femmes potières leur manière de parler à la télévision et le type de discours qui en découle». L’important pour Samed résidait dans l’exploitation du naturel, du spontané, sans chercher à créer une situation ou une mise en scène qui serait artificielle, confie-t-il. Et de renchérir : «Il s’agissait pour moi de laisser le sujet agir dans son milieu naturel sans artifice».

Et lui, le jeune réalisateur, quel serait alors son rôle ? «Harmoniser le tout avec les images et les effets de montage, sans tomber dans les stéréotypes de la misère même si cette dernière apparaît, malgré tout, dans le décor ». Samed cherchait ardemment à ne travailler que sur l’art, sur l’artiste à l’œuvre, sur ses peines, tout cela dans la simplicité et aussi dans l’émotion. «Quoi de plus émouvant que de voir quelqu’un vivre dans ces conditions misérables et s’accrocher à son art qui demeure l’unique issue pour sortir de la misère et dépasser la souffrance qui le ronge ?», précise-t-il.

Sabiha est une femme qui a sacrifié sa vie pour la poterie, comme le montre le film. Oui, Samed a réussi son pari. Le film est touchant, non pas seulement par le témoignage de Sabiha, mais par le mouvement de la caméra, le choix des plans, le travail sur les sons et le bruitage, la qualité de l’image et cette musique variée jusqu’au chant mélancolique de Sabiha. Tout cela nous a émus.

Créations de Sabiha : un art millénaire

L’émotion n’est pas uniquement dans les larmes ou la voix de Sabiha, mais dans ces images bouleversantes – ou pour utiliser un jargon cinématographique dans ces plans ou séquences – comme celle de cette ouverture dans un cadre sombre sur un champ vert – symbole de liberté -. Sinon comment dire l’emprisonnement de Sabiha et son désir immense de s’en échapper ? Comment signifier le «désert» de sa vie (selon son expression) dans une nature aussi splendide ? Ou encore le regard lent de la caméra porté sur son atelier où sont exposées ses créations assimilées, dira-t-elle, aux enfants qu’elle n’a pas eus : ses jattes et ses braseri, ses cruches et ses bols, ses maâjnas et ses bormas, ses coquetières et ses keskes, ses vases et ses tajins, ses tebsis et ses methreds, et que sais-je encore, faits tous de tin, d’argile, seule richesse d’une terre par ailleurs hostile…

Toutes ces poteries modelées à la main sur lesquels s’attarde la caméra témoignent de cet art rudimentaire mais séculaire, d’un savoir-faire traditionnel transmis, comme on le voit dans le film, de mère détentrice de cet art à fille, en somme d’un «répertoire iconographique patrimonial millénaire».

L’émotion vient aussi de cette image finale montrant la silhouette de Sabiha quelque peu lointaine entre ses créations en gros plan ? Pour dire que Sabiha n’a pas d’autre issue que l’art. Ou encore cette astuce de la caméra fixant la potière de Sejnane en train de chanter sa vie et tout ce mouvement des champs qui passe au ralenti sur son visage, comme emporté par une brise printanière. Belle scène d’une fin mélancolique qui est esthétiquement belle. «C’est la sortie, nous explique-t-il, de cette surcharge d’émotion. C’est une évasion grâce au chant. C’est une voix de montagne qui a besoin d’espace».

Mais l’émotion vient aussi de «cet autre type de musique faite de bruits, d’instruments naturels, de bruits sonores. Des choses simples qui vous passent des émotions que la parole est incapable d’exprimer», précise Samed.

Ce film est fondamentalement humain dans ces moments, ces instants d’une vie que Samed a su capter avec simplicité mais avec beauté. «La vraie mise en scène pour moi ne réside pas seulement dans la transmission de messages, mais dans un certain rythme des images», me dit-il.

Et alors, le genre documentaire n’est-il pas centré sur la seule réalité des êtres et des choses ? «Oui, on y traite le réel, répond-il. Toutefois la question de l’objectivité y est très délicate. Il s’agit certes d’une réalité, mais vue à travers le point de vue du réalisateur. La réalité est en effet modifiée une fois que sont faits le cadrage et le montage, qu’existent d’autres repères temporels et spatiaux et qu’intervient l’interprétation du spectateur». La difficulté, insiste Samed, réside dans le rapport à la réalité parce que, poursuit-il, «je ne cherche pas à reproduire le réel mais à créer un univers personnel qui se base sur cette même réalité».

Ce qui intéresse le jeune réalisateur, ce n’est pas tant le réel que l’échange d’émotions, la découverte d’autres espaces et l’ouverture sur d’autres mondes. «Oui, il s’agit pour moi d’harmoniser la parole, l’image et le son ; en somme de créer un univers». Samed, comme il nous le dira, n’aime pas les films dans lesquels un narrateur raconte, parce que cette situation crée et encourage, entre autres choses, la passivité du spectateur. Il n’est pas au fond amateur de dramaturgie et ne trouve pas nécessaire des limites comme une fin et un début.

Samed, un jeune qui promet

Cette petite production, comme il aime le dire, est le travail d’une équipe de jeunes bénévoles. «Sabiha» a été filmé par une caméra HDV. « Il existe, dit-il, une certaine démocratisation de la vidéo. Je demeure persuadé que la qualité professionnelle est possible grâce à ce matériel disponible pour tous, accessible à tout le monde».

Samed est l’auteur de ce film : le caméraman, le monteur, le scénariste – même s’il n’existe pas de scénario rédigé -, et le réalisateur. Son film a été projeté deux fois à Doc à Tunis (avril 2009) devant un public fort nombreux dont l’accueil n’a pas manqué de le surprendre, comme il le dira lui-même.

Il a, par ailleurs, obtenu deux récompenses : le 2° Prix catégorie New Horizon lors du Festival du Film documentaire d’Al Jazeera (Qatar, 2008) et le Prix de la meilleure œuvre Espoir au tout récent Festival du court-métrage de Kairouan (Tunisie, 2009).

Que sont ses projets après ce petit succès ? Un deuxième film est en préparation. Le tournage est terminé. Il s’agit encore d’un portrait d’artiste : cette fois celui d’un musicien de stambali. Pour un guitariste et un informaticien de la musique, quoi de meilleur que la musique mise en scène ? De l’émotion, il y en aura. Nous en sommes convaincus ! Du chemin, Samed en fera avec cet enthousiasme discret qui lui est propre, cette détermination qui est la sienne et son rêve d’enfant devenu réalité.

Noura Borsali


 

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