IBRAHIM LETAÏEF, RÉALISATEUR TUNISIEN, À L’EXPRESSION

«Le cinéma, ce n’est pas seulement la révolution»

Interview réalisée de Berlin par Adel MEHDI – lexpressiondz.com – 2011-03-08

Ibrahim Letaïef fait partie de la nouvelle génération du cinéma tunisien. Connu pour son court-métrage Visa, qui a remporté un succès planétaire et lauréat à la 3ème édition du Festival du film arabe d’Oran, en 2009, nous l’avons rencontré à Berlin à l’occasion du Festival international où il était invité en tant que membre du jury du court-métrage. Comme tous les journalistes qui l’ont abordé lors de la Berlinale, nous l’avons interrogé sur les répercussions de la révolution arabe sur le cinéma maghrébin et arabe.

Entretien avec un cinéaste courageux et réaliste à la fois.

L’Expression : Ibrahim Letaïef, tu étais membre du jury court-métrage à la Berlinale, quel bilan fais-tu du Festival pour cette édition?

  • Ibrahim Letaïef : C’est différent d’apporter un bilan quand on est jury, mais sur le plan personnel, le bilan est très positif. J’arrive à Berlin dans des circonstances assez particulières: la révolution en Tunisie et en Égypte, donc c’était spécial. Pour ce qui est de la Berlinale, j’étais jury dans la catégorie court-métrage et la compétition était très relevée et très ouverte. On a découvert des modes cinématographiques assez particuliers. On avait primé deux films coréens, c’est une première que des courts-métrages d’un même pays remportent l’Ours d’Argent et l’Ours d’Or. C’est la première fois aussi que ces prix sont attribués lors de la cérémonie officielle. Les prix des courts-métrages étaient toujours donnés lors des cérémonies parallèles. La compétition était très diversifiée, on avait du mal à choisir les lauréats sur les 26 films. Dix films sortaient du lot et avaient presque le même niveau. Les films étaient également un peu longs. La majorité des films dépassaient les 26 mn, on avait rarement des films de 15 ou 10 mn par exemple. On était plus dans le court-métrage moyen que le film très court. On avait aussi, à l’occasion de l’hommage qui a été rendu à Panavi, de découvrir un de ses courts-métrages qui était excellent.

Justement, comment expliquez-vous le fait que le cinéma iranien qui est devenu incontournable dans les grands festivals, soit présent dans le long-métrage, mais rarement dans le court-métrage ?

  • C’est une très bonne question. C’est vrai que le cinéma iranien est très présent dans le long, mais rarement dans le court-métrage. Et pourtant, ils en produisent dans le cadre des écoles, dans le cadre des stages, surtout avec l’école Farabi, mais c’est vrai qu’ils ne sont pas très compétitifs dans le court-métrage. Mais avec le long-métrage, ils sont présents chaque année dans les festivals, que ce soit à Cannes, Venise ou Berlin.

Il y a eu tout de même neuf films iraniens programmés à Berlin, toutes sections confondues.

  • La majorité était programmée dans le cadre des hommages, mais il y avait trois films présents en compétition, entre la sélection officielle et le panorama.

Ce n’est pas mal pour un pays qui est considéré comme verrouillé en matière de liberté d’expression.

  • Il y a une fréquence régulière de présence, qui fait qu’on ne peut pas ignorer ce cinéma. Il y a au moins un film en sélection officielle chaque année dans les quatre importants festivals, que ce soit à Cannes, Berlin, Venise ou Toronto.

Ne penses-tu pas que la présence des films iraniens dans les festivals internationaux est semblable à l’ouverture offerte aux pays de l’Est au début des années 1990, pour justement dénoncer le régime de Téhéran et promouvoir la démocratie dans ce pays ?

  • Il y a un peu de cela, toutefois il y a aussi un beau cinéma qui est présenté. Mais en même temps, quand on donne le grand prix au film iranien La Séparation en accordant aussi les deux prix pour l’interprétation féminine et masculine, au même moment, on rend hommage à Panavi, le cinéaste iranien qui est emprisonné, en plein anniversaire de la révolution islamique en Iran, ce n’est pas par hasard. La presse en parlait aujourd’hui, en se demandant si ce n’est pas trop, et est-ce que le prix accordé n’est pas en relation avec la situation de Panavi. Surtout que le film qui a été récompensé n’est pas une œuvre anti-révolutionnaire, c’est une histoire conjugale très simple. C’est vrai que c’était bien joué, mais il n’y avait pas de moment cinématographique important, comme on avait l’habitude de voir à Berlin.

Si le cinéma iranien était très présent, en revanche, le cinéma arabe était bien absent. Comment expliquez-vous cela ?

  • Comme je l’ai dit à un journaliste, les Arabes sont absents parce qu’ils sont en train de faire la révolution. C’est simple, on n’est pas très bons, c’est tout. Depuis quelques années, on tourne en rond. On ne traite pas les sujets qui nous concernent. C’est vrai, le cinéma iranien est présent parce qu’il traite de vrais sujets humains. On ne parle pas beaucoup de nous-mêmes dans le cinéma. Pour parler seulement du cinéma maghrébin, on est très loin de la réalité. J’espère qu’avec ces révolutions on va changer le courant des choses et qu’on va enfin traiter des sujets qui nous concernent, plus librement et surtout avec une fréquence assez soutenue. Parce qu’on ne peut pas réussir avec deux ou trois films en Tunisie et en Algérie et dix films marocains pas toujours très bons au Maroc. D’ailleurs, cela fait longtemps que les pays du Maghreb sont absents des grands festivals mondiaux.

Est-ce que tu penses que la révolution arabe, comme la révolution islamique en Iran, va donner naissance à un nouveau cinéma dans la région ?

  • Moi je suis même convaincu ! Là, depuis un mois, les cinéastes sont dans la rue à Tunis. Il y a beaucoup de documentaires, on a besoin de marquer l’histoire de cette révolution par des films et de l’archiver en termes d’images d’articles. Cette révolution va également donner naissance à de nouveaux talents de nouveaux jeunes réalisateurs, qui se retrouvent dans les instances décisives ou d’autres organismes. Ils utilisent leurs armes (la caméra pour raconter leur révolution). Je pense que dans le futur on aura des films très intéressants et cette révolution aura servi à libérer certains esprits et à libérer certaines frustrations qui étaient cachées à l’intérieur de nous-mêmes.

Est-ce que tu penses que la révolution égyptienne a quelque peu effacé la révolution du Jasmin et qu’il est dommage que Chahine ne soit pas là pour assister à cette révolution ?

  • Oui, c’est sûr puisqu’il avait toujours dénoncé le pouvoir totalitaire à travers ses films, notamment dans le film Chaos, même s’il est moins bon que ses autres films. L’appellation de révolution du Jasmin n’est pas appropriée. On n’a pas appelé notre révolution «Jasmin», ce sont les médias qui l’ont appelée ainsi. C’est une révolution pour la dignité et le respect et pour répondre à votre question s’agissant de la révolution égyptienne, je vous dirais non. C’est une question d’actualité, aujourd’hui on parle plus de Bahreïn ou de la Libye. Néanmoins, ça reste gravé dans l’histoire que le déclenchement de la révolution arabe a commencé par la Tunisie et c’est une fierté.

Ce qui était un peu passé inaperçu, c’est que tu étais dans un jury avec un réalisateur israélien. Comment se sont déroulés vos débats, comment a été perçue cette révolution arabe vue du côté d’un Israélien ?

  • Je ne m’attendais pas à cette question mais je peux vous dire, que je suis contre la politique de la chaise vide, d’autant que ce n’est pas moi qui ai choisi les membres du jury. Cet Israélien, qui est aussi directeur d’une école de cinéma à Jérusalem, n’était ni de gauche ni avec la révolution arabe et dès le début, j’ai évité de parler avec lui politique. On ne s’est pas beaucoup vus, on ne s’est vus que pendant les projections et des réunions officielles, on est restés politiquement corrects. Moi je voulais me limiter à ma fonction de jury. Par ailleurs, j’ai noté qu’il n’est pas venu vers moi pour saluer la révolution, ni pour l’Égypte ni pour la Tunisie. Moi-même j’ai bien compris.

Tu as fait le diplomate, quoi.

  • Non pas spécialement, tout le monde est venu me parler de cette révolution arabe et j’avais même profité lors de la cérémonie de clôture, pour glisser un mot sur la révolution en Tunisie. Toutes les interviews que j’ai faites à Berlin étaient plus concentrées sur ce qui se passe en Tunisie ou en Égypte que sur le cinéma. Et devant tout cela, j’ai compris que le jury israélien a bien voulu éviter avec moi le sujet et en plus, je ne suis pas là pour vendre ma révolution à Israël.

Aujourd’hui, en tant que visionnaire, comment vois-tu l’avenir du Maghreb ?

  • Moi je pense que ce qui s’est passé en Tunisie, ce qui est en train de se passer en Libye, se passera différemment en Algérie, puisque votre pays a déjà vécu une révolution et qu’il est très difficile de revenir à la violence du passé. J’espère que cela ce passera pacifiquement en Algérie et au Maroc aussi. Cela reste aussi l’affaire des Algériens et des Marocains. Espérons que cela se passera dans la dignité et dans la paix et que ces révolutions vont rapprocher ces trois peuples de la région et constituer ce Grand Maghreb tant recherché. Ça c’est l’idéal, parce que le Maghreb culturel est là, je n’ai pas peur pour ça. Nous avons les mêmes valeurs culturelles, nous sommes arabo-musulmans, nous avons des Berbères partout dans le Maghreb. Sur le plan cinématographique on aura une industrie, on aura un marché si les trois pays s’unissent au nom du Grand Maghreb tant rêvé, tant recherché. Moi je rêve aussi d’un grand Monde arabe uni de Ghaza à Tunis ou Tripoli. Avec le départ d’El Gueddafi, car je suis catégorique, cet homme doit partir. C’est primordial pour construire le Grand Maghreb.

Une dernière question : penses-tu qu’en Tunisie on fera un film sur Ben Ali ?

  • Oui, on le fera sûrement. Mais je pense qu’on fera d’abord des films sur Bourguiba. Ridha El Behi voulait faire un film sur Bourguiba et Ben Ali avait refusé, mais il y a d’autres réalisateurs qui pourraient faire des films sur cette époque et Ben Ali ne sera pas raté. Autant il y aura beaucoup de tendresse envers Bourguiba, autant il y aura de la haine envers Ben Ali.

Tu seras parmi les réalisateurs qui feront des films sur l’époque Ben Ali ?

  • Non, moi il ne m’intéresse pas trop, mais dans mon prochain film, Affreux, cupide et stupide, je vais réécrire un peu le scénario pour l’adapter quelque peu aux événements et à la réalité. Mais on continuera à faire autre chose, on ne va pas passer notre vie à faire des films sur la révolution. Le cinéma, ce n’est pas seulement la révolution.

Interview réalisée de Berlin par Adel MEHDI

Source : http://www.lexpressiondz.com/


 

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