LA GRAINE ET LE MULET : ODE AU VERBE AUTOUR D’UN COUSCOUS

Image du film "La Graine et le Mulet"
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Abdellatif Kechiche, réalisateur de «L’Esquive», livre une formidable comédie sociale autour de deux générations d’immigrés.

Le Monde – Publié le 11 décembre 2007

C’est un titre chargé de sens. La graine et le mulet font référence au couscous royal à partir duquel Abdellatif Kechiche orchestre la scène-clé du film : liesse populaire, épicurienne, vinaigrée en coulisses, autour d’un festin à base de semoule et de poisson. Mais il fait aussi allusion au contexte sociopolitique : la communauté méditerranéenne, soudée autour du héros, est constituée de deux générations. Celle des enfants, plantée sur le sol français, génératrice de couples mixtes, et celle du père, immigré arabe licencié des chantiers navals du port de Sète, symptôme d’une volonté d’intégration autant que d’un refus d’abdiquer.

La graine concerne les citoyens issus des immigrés de la première génération. Le mulet (vertébré à nageoires aux extraordinaires facultés d’adaptation d’une mer à l’autre), lui, n’est autre que Slimane, qui n’a aucune envie de rentrer au bled, ni de rester chômeur après avoir trimé et subi mille humiliations afin que ses enfants aient une vie meilleure.

Slimane, dignité incarnée, est homme de réconciliation. Divorcé et compagnon de la propriétaire de l’Hôtel de l’Orient, il compte mobiliser ses deux familles pour transformer un vieux rafiot en restaurant convivial. Sa femme, ses enfants, leurs conjoints, sa maîtresse, sa fille adoptive qui l’accompagne dans ses démarches administratives et veille à la réussite du projet. La réussite du film, elle, tient à la manière dont Kechiche fait accoucher des acteurs presque tous amateurs, d’une vive humanité dont il enregistre la sensualité des gestes du quotidien (délectation à manger d’un plat à même les doigts, essorage d’une serpillière, crise autour d’un pot de chambre). Elle tient aussi à l’art avec lequel il use de l’ellipse, de la digression, du suspense, de la scène dilatée et de la cascade de récits romanesques enchâssés pour savourer le plaisir du conte et le mélange du réalisme et du lyrisme, du social et du sentimental, de la comédie et du drame, du trivial et du métaphysique.

L’OMBRE D’UN PÈRE ABSENT

Dans cette cuisine accomplie, on reconnaît un zeste de Pagnol (palabres méridionales au café du coin), un zeste de Pialat (orchestration d’un homérique repas où tombent les bienséances et où plane l’ombre d’un père absent), un clin d’œil au «Voleur de bicyclette», de Vittorio De Sica. On détecte aussi une complicité avec ce contemporain de Frank Capra qu’était l’Américain Gregory La Cava, roi de la confrontation douce-amère entre gens du peuple et notable – «La Graine et le Mulet» ne se prive pas d’une satire des comportements de la petite-bourgeoisie blanche locale.

Disciple de Jean Renoir, Abdellatif Kechiche voit la comédie sociale comme un théâtre à ciel ouvert. Comme dans «L’Esquive», où le jeune Krimo, môme des banlieues, se retrouvait habillé en Arlequin de Marivaux, arrive ici le temps où, pour sauver les meubles, il convient de revêtir un costume. Qu’il s’agisse du fameux festin final («un repas est un spectacle qu’on prépare») ou du sacrifice de l’adolescente qui se déguise en Shéhérazade pour une diplomatique danse du ventre (l’inauguration tournant au fiasco, elle n’a plus que son corps à offrir), ce recours à la mise en scène reste vain. Il n’y a de salut que dans la maîtrise du langage.

Tout le film exalte les mille et un visages (spontanés ou hypocrites) de l’éloquence. Joutes verbales familiales, démarches pour trouver des fonds, discours du patron, de l’ouvrier, de la banquière, de l’agent municipal, baratin du mari cavaleur et hystérie de l’épouse trompée, tchatche mi-arabe mi-bretonne et ruses des serveuses pour faire patienter les clients, avalanche d’arguments d’une fille pour convaincre sa mère de rejoindre la fête : autant de signes d’une indispensable énergie vitale, que la dépense physique ne compense pas.

EN ONDULANT DU NOMBRIL

Les engueulades dans la tribu constituent «un bon délire», la parole a plus de chances d’ensorceler que le corps, qui fatigue. Une fin poignante signe l’impuissance des recours charnels par le montage parallèle de deux marathons. En quête de sa semoule, Slimane court à petits pas, de plus en plus essoufflé, après les trois gamins qui lui ont volé sa motocyclette et pétaradent sadiquement sous son nez, pendant que sa fille fait patienter les clients en ondulant du nombril. L’image toute simple du mulet aux vieux os s’adjuge une incroyable force existentielle.

Séduction et course inutiles, au regard du désir sur lequel Kechiche a construit son film, lequel se termine par une danse macabre, un interminable martyre. Avec quel talent !

Source : https://www.lemonde.fr/


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