CINÉMA D’ÉTAT OU CINÉMA PRIVÉ ?

«Les Ambassadeurs» de Naceur Ktari a obtenu plus de succès à l’étranger qu'en Tunisie…

Lassé de financer des films à fonds perdus, le gouvernement voudrait mettre fin au monopole de la SATPEC. Ce qui n’enchante pas les cinéastes.

Par Férid Boughedir – Jeune Afrique – N° 999 – 27 février 1980

Le petit monde du cinéma tunisien est en émoi, le gouvernement aurait décidé le démantèlement de la SATPEC (Société anonyme tunisienne de production et d’expansion cinématographique), seule structure étatique de production de films (J.A. N° 995). Le Conseil des ministres a examiné en janvier la situation de la société – dont le déficit cumulé, en 1980, aurait atteint 4 millions de dinars tunisiens (plus de 2 milliards de F CFA). Et les plans d’assainissement proposés pour tenter de renflouer la société en la gardant sous la forme actuelle ont été refusés.

Créée en 1960, la SATPEC englobait dès sa naissance quatre des principaux secteurs de l’industrie cinématographique. Trois étaient rentables : importation, distribution et exploitation des films alimentant avec leurs bénéfices, le quatrième secteur aux revenus plus incertains, celui de la production de films nationaux. Cet équilibre fut rompu en 1967 par la création, sur les fonds propres de la SATPEC, d’un complexe industriel de cinéma (laboratoire pour films en noir et blanc, tables de montage et auditorium de sonorisation), construit sur un des plus beaux sites du pays, la colline de Gammarth, dans la banlieue de Tunis.

C’était, de l’avis des spécialistes, mettre la charrue avant les bœufs : la Tunisie n’avait à l’époque aucune loi d’encadrement permettant de rentabiliser une industrie cinématographique. En particulier, les très lourdes taxes sur l’exploitation des films (près de 48% sur le prix du billet) ne permettaient pas d’amortir des films nationaux sur un marché comptant en tout et pour tout 70 salles.

Le secteur privé (essentiellement composé de distributeurs importateurs de films) se détourna évidemment de la production cinématographique. Les films tunisiens furent tous produits grâce à une aide à fonds perdus du ministère des Affaires culturelles et à la contribution technique de la SATPEC. Tout cela pour sortir un film par an en moyenne. Sous-employée, la cité du cinéma de Gammarth était condamnée à voir son déficit augmenter.

Revendications

En janvier 1969, le gouvernement décida de renflouer la société en lui attribuant le monopole national d’importation des films. Mais la SATPEC allait se lancer dans de coûteuses coproductions de prestige, réalisées par des cinéastes français, qui furent toutes des échecs financiers et aggravèrent son déficit.

En novembre 1977, nouvelle tentative de renflouement. Un protocole d’accord est signé pour la création d’une société mixte tuniso-libyenne de cinéma. Capital : 6 millions de DT (environ 3 milliards de F CFA) fournis par la Libye, l’apport de la Tunisie se limitant à… la cité de Gammarth. Mais, comme bien d’autres tentatives d’association tuniso-libyenne, ce projet devait rester lettre morte.

Entre-temps, raffermis par le succès de leurs films sur les écrans nationaux et étrangers (dont Les Ambassadeurs de Naceur Ktari, sur l’émigration), les cinéastes tunisiens se constituent en Association nationale et réclament des lois protectionnistes. Pour faire entendre leurs revendications, ils vont jusqu’à boycotter, en novembre 1978, la septième session des Journées Cinématographiques, le festival arabo-africain de cinéma créé par le ministère des Affaires culturelles en 1966 et qui se tient tous les deux ans.

Ébranlé, le ministre de la Culture de l’époque, Mohamed Yaalaoui, demande et obtient du gouvernement, en janvier 1979, une des mesures réclamées : la suppression des taxes douanières sur tout le matériel servant au tournage et à la finition des films nationaux.

Les cinéastes s’acharnent. Évoquant de nombreuses productions nationales «protégées» par leurs États, ils réclament d’autres mesures, nécessaires selon eux à l’amortissement d’une industrie nationale.

D’abord, la suppression des taxes sur les films nationaux. Ensuite, la diminution des taxes grevant l’exploitation des films étrangers (pour encourager les privés à multiplier le nombre de salles). Surtout, l’affectation d’une partie des taxes restantes à un fonds permanent de financement des films, afin que la production tunisienne ne dépende plus de subventions à fonds perdus, et qu’une partie des revenus des films étrangers alimente le cinéma national.

Enfin, les cinéastes réclament la création d’un Centre national du cinéma tunisien qui gérerait, entre autres, le matériel de tournage, de montage et de sonorisation, dont les prestations ont atteint un bon niveau compétitif. Ce matériel pourrait être rentabilisé à l’échelle du monde arabe, dont l’abondante production de feuilletons télévisés à laquelle Le Caire ne suffit plus, a émigré vers les studios d’Athènes et de Londres.

Aux cinéastes tunisiens s’opposent les anciens sous-distributeurs privés. Ceux-ci protestent contre un monopole étatique d’importation de films, anachronique, selon eux, dans une Tunisie qui s’est éloignée depuis une dizaine d’années du système coopératif généralisé et de l’intervention totale de l’État dans l’économie.

La situation pourrait se résumer dans la vieille opposition : «cinéma d’État ou cinéma privé ?» Elle rappelle à bien des égards celle qui a prévalu en Égypte après la mort de Nasser avec le retour à l’économie libérale. L’Organisme général du cinéma égyptien créé en 1961, et qui centralisait la quasi-totalité des activités de l’industrie cinématographique, déficitaire et jugé trop bureaucratique, s’est vu supprimer la plupart de ses prérogatives. Notamment la production de films nationaux, et son monopole d’importation.

Or l’Organisme général du cinéma égyptien avait été le producteur des seuls films de qualité au sein de l’abondante production égyptienne. Entre autres, La Terre, de Youssef Chahine ; Le Caire 1930, de Salah Abou Seif ; Les Rebelles, de Tawfik Saleh ; ou La Momie, de Chadi Abdessalam. Après l’arrêt de cette production, les mauvais mélodrames et les films de danse du ventre ont à nouveau envahi les écrans égyptiens.

Dès lors, les films égyptiens de qualité ont été produits partiellement, voire entièrement, à l’étranger : Les Dupes, de Tewfih Saleh (par la Syrie) ; Le Moineau, de Youssef Chahine (coproduit par l’Algérie) ; al Qaddissya, de Salah Abou Seif (Irak, en cours de tournage).

Sombres perspectives

Mais il existe entre le cinéma égyptien et le cinéma tunisien une différence de taille. L’Égypte avait, dès les années, trente fait voter une législation protectionniste pour soutenir une industrie cinématographique rentable et exportable, industrie qui a refleuri sous une forme exclusivement mercantile après la fin du centralisme étatique.

La Tunisie, en revanche, ne possède ni industrie cinématographique, ni marché extérieur pour la rentabiliser. Même si elle est en avance sur le plan du cinéma culturel, Égypte comprise, et si sa position en a fait un véritable lieu de rencontre des mondes cinématographiques arabe et africain. Sans doute la «faillite» de la SATPEC révèle-t-elle les contradictions de la situation de départ. Mais l’abandon par l’État de toute intervention pour soutenir et protéger une production privée de films n’est pas sans danger pour l’avenir du cinéma national.

JEUNE AFRIQUE – N° 999 – 27 FÉVRIER 1980


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