HICHEM BEN AMMAR REVIENT SUR LES MOTIFS DE SA DÉMISSION

Bâtons dans les roues et déni de reconnaissance

Le Temps – Hatem Bourial – Dimanche 19 Juillet 2020

Après avoir démissionné de la direction de la Cinémathèque tunisienne, Hichem Ben Ammar explique dans un document les motivations de son geste et induit que beaucoup de choses ne tournent pas rond à la Cité de la Culture.

C’est en tant que cinéaste que Hichem Ben Ammar signe un document dans lequel il revient sur les motifs de sa démission de la Cinémathèque tunisienne. Annoncée vendredi dernier, cette démission a révélé un profond malaise au sein de la Cité de la Culture et du ministère des Affaires culturelles.

En neuf points, Ben Ammar énumère les raisons qui l’ont poussé à démissionner. À chaque phrase, on sent l’amertume de celui qui a tant donné puis se trouve confronté à une administration brutalement bureaucratique. Certains points laissent pantois et soulignent aussi bien l’engagement d’un homme pour le succès d’un projet que l’injustice diffuse que subissent ceux qui se consacrent pleinement à leur mission.

Cette lettre de Hichem Ben Ammar à l’opinion publique est à lire pour comprendre autant les clés du succès de la Cinémathèque que ce qui risque de saborder ce projet. Nous la reproduisons ci-dessous intégralement en notant que les titres et intertitres sont de la rédaction.

H.B

En deux ans de fonctionnement, la Cinémathèque tunisienne (qui fait partie de l’organigramme du CNCI) a enregistré des scores remarquables, contribuant au retour du public dans les salles obscures après une longue désaffection. En très peu de temps, elle a relevé de nombreux défis en matière de diffusion pédagogique et de valorisation du cinéma de patrimoine, tout en jetant les premières bases d’un programme de sauvegarde de la mémoire audiovisuelle.

Après l’euphorie, la bureaucratie reprend ses droits

Les perturbations ont commencé en novembre 2019, quelques mois avant la crise sanitaire, avec le limogeage de la directrice générale du Centre National du Cinéma et de l’Image, alors géré avec brio et panache. Ce départ a ouvert la porte à une période d’instabilité, à l’instar du contexte général du pays, alors confronté, (comme aujourd’hui) à de nombreux blocages, notamment à la difficulté de constituer un gouvernement. Ce départ inattendu de Chiraz Latiri fut, en réalité, le coup de sifflet annonçant la fin d’une récréation pour le cinéma tunisien et pour la Cinémathèque. Un CNCI régulateur, fédérateur, réparateur, il n’en est plus du tout question et le voilà réduit à la portion congrue.

En fait, le profond marasme, sur fond d’agitation politique, était masqué, camouflé par l’activisme d’une équipe enthousiaste qui se plaisait à créer l’événement et qui ne voyait pas les limites du cadre dans lequel elle croyait pouvoir se développer et se construire. La perte d’immunité du projet était dû aux illusions qu’alimentait le succès médiatique.

À la veille du deuxième anniversaire de la Cinémathèque tunisienne, la crise sanitaire est venue briser un élan. Elle a révélé par la même occasion la précarité structurelle d’un projet dont le talon d’Achille est tout simplement sa dépendance par rapport à une instance, le CNCI, qui s’est maintenant vidé de sa vivacité et de ses projets prospectifs comme «Khatawet», alors que, paradoxalement, Chiraz Latiri était devenue ministre des Affaires culturelles.

La Cinémathèque suffoque

C’est comme si la crise sanitaire était venue donner le coup de grâce à la Cinémathèque qui, pour se constituer légalement, avait dû payer un lourd tribut en concédant sa souveraineté au CNCI.

Initialement considérée comme un des fleurons du CNCI, la Cinémathèque découvre, après le grand patatras du confinement, que le cadre de facilitation n’est plus aussi porteur et, du coup, elle se sent prisonnière d’un contexte qu’elle n’avait pas vu changer. C’est comme si l’environnement administratif était devenu lourd, pesant, peu efficace pour ne pas dire hostile. C’est comme si la léthargie de la bureaucratie reprenait ses droits ancestraux et ataviques après une éphémère euphorie.

À présent, tout est désormais à refaire. La Cinémathèque suffoque bien sûr car elle a besoin de progresser et toute son énergie se retourne contre elle ! Son avenir doit nécessairement faire l’objet d’une réflexion au sein de toute la corporation.

Voici les motifs de ma démission qui sont loin d’être de l’ordre du caprice ou du chantage. En fait le CNCI et le ministère n’ont pas cessé de me pousser vers la porte de sortie. Vous allez facilement le comprendre.

1/ Black out sur la numérisation

En décembre 2019, madame Béatrice de Pastre, directrice de collection au CNC français, était en visite à Tunis. Elle nous a proposé de restaurer un film d’animation tunisien, à titre gracieux. Nous avions proposé «Mohammedia» de Ahmed Bennys. Une réponse officielle nous a été retournée par le département des Arts audiovisuels du ministère pour nous informer que ce film précisément était inscrit dans un programme de numérisation avec la Belgique. Nous nous en sommes sincèrement réjouis.

Aujourd’hui, compte tenu du retard de livraison, la Cinémathèque estime qu’il est de son devoir d’effectuer un suivi. Où en est le traitement du film ? Quelle convention lie le ministère aux laboratoires choisis ? Pourquoi y a-t-il eu des changements de laboratoires en cours de route ? Pourquoi le traitement se fait-il désormais en Italie ? Quand le produit sera-t-il livré ?

Il y a un black-out total sur cette question et les multiples courriers sont restés sans réponse, tandis que l’actuelle direction générale du CNCI refuse de prendre position. Pourquoi la Cinémathèque n’est-elle pas impliquée dans une telle action ? Ne devrait-elle pas avoir un droit de regard sur tout ce qui touche à la numérisation du patrimoine cinématographique ? Madame la ministre, plusieurs fois interpellée, ne réagit que par le silence. On nous dit que la décision ayant été prise par le ministre Mohammed Zinelabidine et le département des Arts audiovisuels du ministère, au bénéfice d’un particulier, acteur de la société civile (qui agit de manière officieuse), nous n’avons pas à nous sentir concernés. Or, la Cinémathèque est par définition une instance de veille, jalouse de tout ce qui touche à la sauvegarde du patrimoine cinématographique.

2/ Improbables concertations

En remplacement de «Mohammedia», nous avons demandé le film de Mongi Sancho «Le Marchand de Fès» en vue de le numériser, toujours gratuitement, en France, avec le concours d’une institution homologue, le CNC français, dans le cadre d’un partenariat officiel (Archives du film de Bois d’Arcy). La demande est toujours sans réponse, malgré nos demandes répétées aux services concernés et ce, depuis le mois de janvier 2020. Comment interpréter cela ? Comme une interdiction d’entreprendre ? Pourquoi cette impossibilité de nous concerter entre services d’un même ministère ? La ministre et le CNCI ne se prononcent toujours pas.

3/ Contre l’élan créatif, l’orthodoxie administrative

L’équipe de la Cinémathèque n’aura plus de contrat à partir du 31 juillet. Cette équipe a pourtant fait ses preuves depuis deux ans. Comment les préparatifs de la prochaine rentrée seront-ils effectués s’ils ne sont pas entrepris dès à présent ? Non seulement les contrats expireront à partir du 31 juillet 2020 (ce qui compromet les activités estivales prévues), mais leur renouvellement n’est pas du tout garanti. En effet, un appel à candidatures sera lancé en septembre, mettant les anciens, qui ont été formés et qui ont prouvé leur compétence, en concurrence avec des novices qu’il va falloir former. L’équipe actuelle, bientôt en chômage technique, s’interroge sur l’origine de cette décision qui ne se fonde sur aucune vision cohérente et aucune planification du développement de la Cinémathèque, à moins qu’il ne s’agisse d’un travail de sape et de démantèlement pur et simple. Les multiples appels au secours n’ont eu bien sûr aucun effet. Le seul prétexte est l’orthodoxie administrative. Mais quand on veut on peut toujours. N’est-ce pas ?

4/ Déni de reconnaissance

À la demande de madame la ministre, l’équipe de la Cinémathèque a été détournée de ses prérogatives pendant un mois et demi (du 25 mai au 9 juillet) pour préparer la cérémonie du 40° jour du décès de ChedIi Klibi. Tous se sont mobilisés avec enthousiasme et fierté pour faire réussir cette soirée. La manière de remercier cette équipe est de la mettre à la porte en lui disant : «Comme vous êtes tous freelance, vous n’avez qu’à trouver du travail cet été !».

5/ Le mystère des archives de Gammarth

Le chapitre le plus important et le plus grave concerne les archives de Gammarth qui ont fait l’objet d’une réunion le mardi 7 juillet 2020, suite à mes lettres insistantes et de plus en plus alarmistes. Devant la gravité des faits, c’est beaucoup plus qu’une alarme qu’il faut lancer. Il faut en pareille urgence mener un véritable branle bas incluant INLUC, l’instance contre la corruption.

L’accès aux archives de Gammarth a fait l’objet d’un bras de fer incompréhensible, lors de la recherche d’images en 35 mm de feu Chedli Klibi. Que veut-on cacher au juste ? Pourquoi tous ces empêchements à accéder dans un lieu où nous devrions en toute logique être habilités à effectuer toutes les investigations possibles ? Cet «épisode Chedli Klibi» a révélé de nombreuses anomalies et n’a pas permis de numériser des extraits des actualités tunisiennes, en cette occasion significative, où l’État se devait justement de valoriser les archives et la mémoire audiovisuelle.

Ce n’est donc pas une simple réunion de routine (pour jeter de la poudre aux yeux) qui masquera l’incompétence de toute une structure et qui rassurera l’opinion.

Le fameux inventaire des archives, dont on ne cesse de retarder l’échéance, mettra en lumière bien des surprises, (il a été repoussé à l’année 2021 lors de la dernière réunion du 7 juillet). L’inventaire doit être impérativement effectué de toute urgence avant le début des déplacements de bobines, car il deviendra une preuve qui évitera toute déperdition lors du déménagement, rendant de ce fait impossible l’escamotage de disparitions de bobines et de registres (au fait, celui de l’année 1959 est-il disponible ?).

Cette opération doit être faite avec le concours des anciens cadres du laboratoire de Gammarth qui sont encore en vie, monsieur Mustapha Ben Jemiaa, monsieur Hechmi Dallaji, monsieur Moncef Zdouri, messieurs Bousnina ou Ben Osmane, et non avec les agents du ministère qui n’ont ni l’expertise, ni la motivation, ni la volonté. Qui madame la ministre cherche-t-elle à couvrir ou à protéger ? Les négligences accumulées des services du ministère des Affaires culturelles ne sont pas de son fait à elle.

Mais les atermoiements actuels constatés sont de sa responsabilité. Il y a un grand ménage à faire. S’il y a des obstacles majeurs, qu’on nous les explique.

6/ Poids et mesures

La phase 2 du chantier de la Bibliothèque Nationale entamé l’année dernière est au point mort, pourtant le budget n’a pas été épuisé. On met toute la paresse du monde à remettre ce dossier à l’ordre du jour. Pourquoi ?

7/ Les JCC face au patrimoine filmique

Il est naturel que la Cinémathèque apporte son concours aux Journées Cinématographiques de Carthage, dont la ligne éditoriale est cette année patrimoniale. Les JCC 2020 seront donc non compétitives et rétrospectives. Pensez-vous que la restauration d’un seul film tunisien soit envisagée ou planifiée pour illustrer cette orientation ? Nous sommes au mois de juillet et rien n’est encore mis en marche pour pouvoir correspondre à l’échéance du festival qui débute en novembre. Cela relève du pur déshonneur !

8/ Une page Facebook confisquée

Lorsque nous avons voulu pousser notre SOS, notre cri de détresse légitime, sur la page Facebook de la Cinémathèque, on nous a confisqué l’administration de la page, nous ne pouvions plus y avoir accès, moi-même et ma collègue attachée de presse. Face à cette répression digne des temps qu’on croyait révolus, je ne peux personnellement que perdre tout espoir.

9/ Honorer les engagements

Un dernier détail qui justifie également ma démission. En novembre 2019, alors qu’il n’y avait pas de direction générale, nous étions dans l’impossibilité de faire signer des bons de commande. Pour honorer l’engagement de notre institution avec l’Ambassade de Corée qui nous avait offert gracieusement le film «Parasite» (Palme d’Or à Cannes 2019) et d’autres films coréens récents, j’ai dû payer moi-même le titre de transport (Paris – Tunis – Paris) d’une critique coréenne, venue à Tunis pour présenter les films et donner une leçon de cinéma. Croyez-vous que j’ai pu être remboursé, huit mois après ? Ce n’est pas faute de l’avoir demandé plusieurs fois.

Le révélateur de la crise du Covid

La crise du COVID a révélé la fragilité de la Cinémathèque, tributaire qu’elle est du cadre administratif du CNCI. Conçu initialement comme un cadre de facilitation, le CNCI est malheureusement devenu un boulet. La Cinémathèque, conçue en 2018 comme le fleuron du CNCI, se sent de plus en plus à l’étroit car elle est devenue l’otage de cette structure.

Voici un exemple significatif de la volonté de ralentir ce qui fonctionnait «trop bien» au yeux de la bureaucratie : l’annulation de la convention avec un imprimeur choisi par le CNCI. Cette convention nous permettait de travailler avec célérité et professionnalisme. Elle a été interrompue sans raison.

Aujourd’hui, pour l’impression de la moindre invitation ou brochure, il faut trois devis et aller nous-mêmes dans les ateliers à Manouba ou à Sidi Bou Saïd, alors qu’auparavant tout était livré automatiquement, dans les délais et sans fautes. Qu’attend-on pour établir une autre convention avec un nouvel imprimeur ? Nous le répétons depuis le mois de décembre 2019 et toujours rien. La seule signification est que l’on veut nous ôter toute capacité d’agir avec souplesse.

C’est donc une accumulation de faits et de brimades qui m’a poussé à démissionner. J’estime que Chiraz Latiri et moi avions conclu un pacte acceptant des sacrifices pour une cause nationale d’importance : la mémoire audiovisuelle. Or, la réalisation du projet de la Cinémathèque est minimisée en étant présentée comme le privilège accordé à un vieux cinéphile pour qu’il concrétise égoïstement le rêve qu’il porte depuis trente-huit ans. Ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit. La préservation du patrimoine audiovisuel est-elle, oui ou non, à inscrire comme une des priorités du gouvernement ? Nous nous attendions tous à ce que cela soit un des chevaux de bataille de Chiraz Latiri, une fois devenue ministre. J’ai été, pour ma part, surpris par son silence et ses dérobades. Mes appels au secours ont été méprisés comme si nous devions, mon équipe et moi, nous estimer heureux de rester en survie et en sursis. Les faits m’ont, en outre, démontré que la Cinémathèque a juste servi de faire valoir décoratif et de marche-pied conjoncturel.

C’est avec beaucoup de colère et de tristesse que je remets mon tablier.

Hichem BEN AMMAR

Cinéaste


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