JCC 2014 : À LA CROISÉE DES CHEMINS

Par Farida Ayari – Femmes de Tunisie – décembre-janvier 2015. N°69.

La 25ème session des Journées Cinématographiques de Carthage devait être celle de la résurrection, avant le passage, ô combien risqué, vers l’annualité. Hélas, cette session a péché par sa sélection de films (tunisiens et maghrébins) et suscité une polémique entre la direction du Festival et les cinéastes tunisiens. Robes du soir et paillettes ne suffisent pas à faire un grand festival.

D’un point de vue logistique, les 25èmes JCC ont rectifié le tir par rapport à la session 2012. Comme toujours, le public a été au rendez-vous même si, en fin de festival, une grande partie de ce public avide de cinéma a été marri d’être contraint d’acheter son billet au marché noir pour découvrir le seul et unique long-métrage tunisien en compétition : «Bidoun 2» de Jilani Saadi, qui veut dire «sans», ou tout simplement «bidon» au sens propre comme au figuré.

Pourquoi un seul film tunisien en compétition – alors que le règlement en autorise deux – et pourquoi celui-là ? Le seul intérêt de ce film est de découvrir à quel point la ville de Bizerte peut être un beau décor cinématographique. Autrement, l’errance et le délire des deux jeunes protagonistes restent improbables et le propos du cinéaste complètement obscur.

Ce choix qui ne reflète pas la vitalité et la créativité de la production nationale a provoqué la fronde des professionnels du cinéma, producteurs et réalisateurs. On parle même d’une guéguerre entre les deux principaux syndicats de producteurs – celui des longs et celui des courts. Au point que le syndicat des producteurs de longs-métrages a organisé son festival «off» au Centre culturel Houcine Bouzaïène pour offrir une vitrine au cinéma tunisien.

Absent de la compétition : «Les Terrasses»

La sélection des longs-métrages étrangers en compétition officielle suscite aussi des interrogations, surtout pour les films algériens. «L’Oranais» de Lyès Salem, une grosse production tournée à la manière d’Alexandre Arcady – le spécialiste des sagas de pied-noirs algériens – et le très mauvais «Loubia Hamra» de Narimane Mari ont été préférés au petit bijou de Merzak Allaouche, «Les Terrasses», pour lequel il avait été sacré meilleur réalisateur arabe par le festival d’Abu Dhabi fin 2013 et par la célèbre revue professionnelle américaine «Variety».

Le film se déroule en une journée, ponctuée par les cinq temps de prière, sur des terrasses des quartiers mythiques d’Alger : Bab El Oued, Belcourt, La Casbah, Notre Dame d’Afrique et Telemly. Cinq terrasses superbement ouvertes sur la ville d’Alger et sa magnifique baie. Cinq histoires indépendantes les unes des autres qui s’enchevêtrent et se bousculent de l’aube à la nuit et qui aboutissent aux plus justes et plus vraies chroniques algéroises. Avec l’humour pince-sans rire qui est la marque de fabrique de Merzak Allouache, les drames de la société algérienne, où se conjuguent amour, intolérance, religiosité et violence, sont dépeints avec effervescence. Comme toujours, Merzak Allaouche a tourné dans l’urgence, «en 11 jours, précise-t-il, 3 pour Notre Dame d’Afrique et 2 pour les autres terrasses. Pas de maquillage, pas d’éclairage, je fais maintenant du cinéma brut».

La direction des JCC affirme que le réalisateur était d’accord pour que son film ne soit pas en compétition. Le point de vue de Merzak Allouache est sensiblement différent : «Une fois que l’on m’a mis devant le fait accompli, j’ai demandé à avoir au moins un débat avec le public et cela a été refusé, sous prétexte que l’on ne débat que des films en compétition. Pendant les trois jours que j’ai passés aux JCC, aucune attachée de presse du Festival n’est venue me voir pour me proposer des rencontres avec les médias. Si l’on ne me donne pas l’occasion d’échanger avec le public et si je n’ai aucune retombée presse, je ne vois pas l’intérêt de venir aux JCC. D’ailleurs, je n’y reviendrai plus».

Pour rectifier le tir, il serait temps de penser à décerner un Tanit d’Or pour l’ensemble de son œuvre à ce cinéaste prolifique et talentueux qui a à son actif 18 films et dont le 19ème «Mère Courage» est en cours de montage.

Revenir aux fondamentaux

Dans la tradition des JCC, la présentation des films et la conduite des débats étaient confiées aux membres de la Fédération des Ciné-clubs, des cinéphiles qui savent de quoi ils parlent. Cette année, non seulement la Fédération a été écartée et les films présentés d’une manière inégale par des personnes qui, en majorité, n’avaient pas de connaissances particulières du cinéma, mais surtout les débats, autrefois publics, étaient réservés aux personnes porteuses d’un badge.

Tous ces couacs conduisent à recommander vivement aux futurs organisateurs – qui devraient être désormais constitués en bureau permanent, condition sine qua non pour assurer le succès d’une périodicité annuelle – de revenir aux fondamentaux des JCC. L’essentiel est de continuer à promouvoir le cinéma arabe et africain, ce dernier étant, au fil des années, réduit à la portion congrue. De même que la participation des artistes subsahariens.

Pour assurer la promotion et la survie de ces cinémas marginalisés au niveau mondial, il est indispensable de créer un marché du film – expérience tentée il y a quelques années – et de faire la part belle aux distributeurs et producteurs étrangers susceptibles de distribuer ces films sur leurs marchés ou de participer à des co-productions. Les grands festivals de la planète, et le plus grand d’entre eux, Cannes, ne tirent leur force que de l’énorme plate-forme commerciale qu’ils offrent aux professionnels. A Cannes, il n’y a pas que tapis rouge et paillettes, mais surtout signatures de contrats de production ou de distribution dans les suites feutrées des grands palaces de la Croisette. C’est à cela que doit tendre les JCC à l’échelle du monde arabe et africain et servir de passerelle entre le sud et le nord.

Hélas, il semblerait que les autorités culturelles n’ont en tête que la concurrence de nouveaux festivals, bien plus riches, comme Abou Dhabi, Doha, Dubaï ou Marrakech et considèrent le FESPACO, Festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou, le jumeau subsaharien des JCC, comme quantité négligeable. Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’au Maroc, l’on commence à se poser des questions sur l’utilité du Festival du film de Marrakech, dont les journalistes des revues professionnelles de cinéma se détournent au profit des magazines people comme « Gala » ou «Closer».

Un palmarès inégal

Le palmarès des 25èmes JCC a reflété, plus ou moins, ce qu’il y avait de mieux dans la compétition. Tout d’abord, «Omar» du palestinien Hany Abu Saad-Tanit d’Or, Prix du meilleur scénario, Prix du public et Prix du jury jeune – qui a sacrifié la poésie de son premier film «Paradise now» au thriller politique sur fond d’histoire d’amour, d’occupation israélienne et de trahison.

Le Tanit d’Argent est revenu au Marocain Hicham Lasri, «C’est eux les chiens» qui met en scène un « disparu » des émeutes du pain de 1981, libéré en pleine contestation de février 2011… Une équipe de télévision s’empare du personnage à la recherche des siens qui le croient tous mort. Certains reprochent à Lasri des mouvements de caméra désordonnés, il s’en justifie ainsi : «la caméra devient un parasite agrippé au destin de ce personnage. La caméra devait souffrir autant que les personnages à travers l’instrumentalisation des défauts techniques : absence de son, cadres étranges, hors-champs».

Le Tanit de Bronze a récompensé «Before Snowfall» du Kurde-Irakien-Norvégien Hisham Zaman, présenté un peu vite comme un film irakien et la jeune actrice Susan Ilir a emporté le prix de la meilleure interprétation féminine.

Malheureusement, le Jury a donné le Prix de la meilleure interprétation masculine à Khaled Benaïssa pour son second rôle dans «L’Oranais» de Lyes Salem alors que Tony Kgoroge, étoile montante du cinéma sud-africain, l’aurait amplement mérité pour son rôle de flic qui voit dans le démantèlement d’une filière chinoise de trafic d’ormeaux (coquillage menacé de disparition et convoité pour le nacre de sa coquille) une bonne occasion de prendre du grade pour devenir détective. Filmé et écrit avec brio par Carey Mc Kenzy dans l’univers glauque de la ville du Cap, «Cold Harbour» est un thriller écologique que la réalisatrice présente modestement comme «un bon divertissement du vendredi soir».

L’autre bonne surprise est venue aussi d’une toute jeune femme, la sénégalaise Dyana Gaye, Prix spécial du Jury pour «Des étoiles» qui présente une vision nouvelle de l’immigration et de la quête de liberté à travers les destins croisés de trois personnages entre New York, Turin et Dakar.

Pas de surprise pour le palmarès du documentaire : les trois meilleurs «The wanted 18» d’Amir Shomali et Paul Cowan (Palestine), «Examen d’État» de Dieudo Hamadi (République Démocratique du Congo) et «El Gort» de Hamza Ouni (Tunisie) ont remporté respectivement l’or, l’argent et le bronze. Trois documentaires qui dénoncent avec acuité des problèmes de société : l’absurdité de l’occupation israélienne où des vaches qui paissent dans un champ de Beit Sahour, non loin de Bethléem, sont considérées comme un danger pour la sécurité d’Israël. Des bacheliers de Kisangani exclus des cours parce qu’ils ne peuvent payer la prime exigée par leurs professeurs, s’organisent pour préparer leur «Examen d’État», passeport pour des études et une meilleure vie, enfin, le coup de poing dans le ventre que nous balance Hamza Ouni avec ses jeunes vendeurs de foin de M’Hamdia qui expriment dans une langue crue leur misère, leur désespoir et leurs rêves.

Farida Ayari

Source : Femmes de Tunisie — décembre-janvier 2015. N°69.


 

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