JAAFER GUESMI — INTERVIEW

Propos recueillis par Neïla Azouz| Jet Set – Publié le 09.04.2008

Jet Set : Racontez-nous vos débuts, comment avez-vous compris que vous étiez doué pour le métier d’acteur ?

  • Je suis arrivé dans le monde artistique tout à fait par hasard, je ne pensais pas du tout faire ce métier. Personne dans mon entourage ne travaillait dans le domaine. Je viens d’une famille très modeste originaire de Mednine qui s’est retrouvée du jour au lendemain parachutée à La Marsa. Ça a été un changement radical dans ma vie. J’ai apporté avec moi ma culture, mes idéaux, mon éducation, mes convictions… le négatif et le positif. Je me suis retrouvé dans un autre monde. J’avais huit ans quand j’ai vu la mer pour la première fois et mes voisins étaient des descendants des Beys. J’ai fait mes études à la rue des Roses, puis à Carthage Présidence. Tout ça était incroyable, c’était un énorme choc. Ça a fait naître quelque chose de très spécial dans ma tête et dans ma façon de vivre.
    Ma vie sociale en a pris un coup : je devais dépasser énormément de choses que j’ignorais, et la seule solution était d’observer et de commenter tout ce que je voyais, ce qui m’attirait la sympathie des gens puisqu’on me trouvait «sympathique» et un peu hors normes. J’ai eu au lycée un professeur d’arabe qui m’a fait découvrir le théâtre : il nous donnait des histoires qu’on devait mettre en scène, et c’est à partir de là que l’amour pour ce métier est vraiment né. J’ai découvert la magie de matérialiser un texte écrit grâce à une personne vraie avec un costume, des gestes, des manières, un caractère, des sentiments, une âme… Je me suis inscrit par la suite dans un club de théâtre, et là le vrai déclic a eu lieu. J’étais amoureux fou d’une jeune fille de ma classe, elle ne le savait pas et ne m’avait jamais regardé jusqu’au jour où elle est venue me voir jouer une pièce au club de théâtre. Le lendemain, je la revois au lycée, je passe exprès devant elle et là, elle me parle et me félicite. Ses paroles m’ont amené à ne jamais laisser tomber le théâtre.
    Je me suis inscrit à l’Institut supérieur d’Art dramatique et j’ai joué dans plusieurs pièces en tant qu’amateur. En même temps, j’ai continué mes études au lycée sans beaucoup de sérieux, ce qui m’a fait redoubler trois fois avant de me faire virer définitivement. Mon père ne pouvant pas me payer des études dans une école privée, j’ai décidé de travailler en tant que clown à travers tout le pays, dans des hôtels, etc. J’ai adoré faire le clown, on en a tous un au fond de nous, il faut juste le retrouver. J’ai donc fait le clown pendant 10 ans, et ça m’a permis de continuer mes études en parallèle et d’avoir mon baccalauréat à l’insu de mes parents.
    Par la suite, j’ai été orienté malgré moi vers des études de droit à Sfax. J’ai étudié pendant 6 mois puis j’ai laissé tomber pour enfin me retrouver à l’Institut supérieur d’Art dramatique, où j’ai passé 3 ans. Mais quand j’ai été nommé meilleur acteur au Festival international du Théâtre au Caire, j’ai pris la grosse tête jusqu’au jour où j’ai redoublé, ce qui m’a fait redescendre sur terre. J’ai ensuite présenté mon mémoire et intégré la vie professionnelle en tant qu’acteur au théâtre. J’ai joué dans «Ezzabbal», «Khialat» une pièce très importante pour moi, «Mamar» et «4/4», qui a eu énormément de succès. J’ai fait «Mharem» avec Mounir El Argui, puis on a travaillé sur une pièce de Patrick Süskind, qui est à mon avis un auteur prodigue : je n’ai jamais encore lu d’écrits aussi précis et minutieux dans la narration de l’histoire, des sentiments, des gestes… On a choisi «La Contrebasse», qui parle de la souffrance du musicien de cet instrument tellement imposant qui le cache et le dissimule du regard des gens, du regard de l’amour de sa vie, une soprano. J’ai aussi joué dans «Al Moutachaabitoun», la pièce de Mohamed Driss.

Jet Set : Comment est née «Wahed menna» ?

  • Cette pièce est le résultat de plusieurs interrogations. Avec mon ami et metteur en scène de la pièce Mounir Al Ergui, on a refait «nos mondes» : le sien, le mien, celui de la pièce originale et on a sorti du plus profond de nous ce qui nous a marqués, c’est ce qu’on a voulu mettre en scène. Le metteur en scène est très important, il doit être présent quand on a besoin de lui, comprendre les problèmes de l’acteur et établir une relation humaine avant tout. Mounir Al Ergui possède ces qualités, en plus des points communs qui nous unissent concernant nos convictions théâtrales. Nous pensons que rester pendant des heures dans un café ne nous rend ni plus intelligents ni plus créatifs, bien au contraire. Aller de l’avant dans la vision théâtrale consiste à travailler, à se poser des questions importantes. L’une des questions essentielles qu’on s’est posées est celle-ci : le théâtre d’aujourd’hui est fait pour qui et pourquoi ? Est-il nécessaire ou pas ? Je crois que non.

Jet Set : Comment se comporte le théâtre tunisien ?

  • Il n’est pas essentiel, mais son absence serait très dangereuse. Chez nous, certains fans de foot sont capables de faire des milliers de kilomètres pour aller voir le Derby, mais ce phénomène n’existe pas encore pour le théâtre, malheureusement. En Égypte par exemple, aller au théâtre ou au cinéma est une tradition bien ancrée : ils y vont car ils ne veulent pas et ne peuvent pas rater une nouvelle pièce ou un nouveau film, même s’il se joue loin de chez eux. À qui la faute ? Ce n’est pas que la faute du spectateur tunisien, c’est la faute de tous les responsables du théâtre en Tunisie, des décideurs, des acteurs – moi en premier -, des hommes de théâtre en général. Il faudrait créer une symbiose entre le spectateur et le théâtre, proposer des choses différentes, originales, dans les lieux, le langage et la façon de présenter une pièce ou un sujet.

Jet Set : Qui a écrit le texte original de «Wahed menna», et qu’est-ce que vous y avez ajouté ?

  • Le texte d’origine s’intitule «26 janvier» et a été écrit par Mohsen Nefissa. Mounir Al Ergui et moi avons pris les choses importantes et modifié des choses un peu datées pour que le texte soit actuel. On l’a peaufiné pendant 2 mois en prenant les moments les plus importants que peut vivre n’importe quelle famille tunisienne, comme le baccalauréat. On a aussi choisi de parler de l’université : c’est une aventure vaste et riche de nouveautés, c’est là que sont jetées les bases de la vie future. Et enfin, on a voulu instaurer un code compréhensible par les spectateurs, tous niveaux confondus : on a voulu lui présenter les composants de la pièce et les personnages en leur attribuant des accessoires, des voix, des gestes et des manières différentes pour lui permettre de reconnaître les personnages dès leur deuxième apparition dans la pièce. Le premier quart d’heure sert à mettre le spectateur dans le bain, il devient un des personnages de la pièce.

Jet Set : Dans la pièce, vous mettez les personnages de côté pour parler directement avec le public. Expliquez-nous le but de cette démarche insolite.

  • Hakim Soltani, le personnage principal, laisse tomber son masque pour dévoiler l’acteur Jaafar El Gasmi, en mettant en évidence les problèmes qu’il vit en tant qu’acteur tunisien. Il dit à un certain moment une phrase importante à mon sens : «Encouragez-moi, je suis made in Tunisie, 100% coton». Il pose ainsi le problème du Tunisien avec le complexe de l’importation. Je ne trouve pas juste qu’un match de foot ou une star étrangère bénéficie d’un matraquage publicitaire, de spots à répétitions, tandis qu’une pièce locale passe souvent inaperçue puisque la télé tunisienne ne fait pas l’effort d’en parler, de l’encourager. Il y a aussi le problème de l’archivage des œuvres théâtrales tunisiennes, il y a des dizaines de pièces de théâtre qu’on ne peut plus revoir. Il est important de permettre aux jeunes d’étudier l’histoire du théâtre de leur pays, son évolution, chose qu’ils ne peuvent pas faire car ils n’en trouvent pas trace.

Jet Set : On est rentré dans un autre sujet, celui des problèmes que rencontre l’acteur en Tunisie. Quels sont-ils et comment peut-on les résoudre ?

  • Hormis le problème de la télé, il y a celui du manque d’espaces pour les répétitions, la création de nouvelles œuvres, les essais théâtraux… Il faut fournir des endroits adéquats pour permettre aux créateurs de créer. Même quand ces endroits existent, leur location coûte très cher. Il faudrait aussi que les artistes paient moins d’impôts. Je considère qu’ils font partie du patrimoine de ce pays, il faut les aider à avancer et leur fournir la possibilité de gagner leur vie avec ce métier, alors que pour l’instant, la majorité des artistes créateurs sortent endettés suite à la présentation de leur spectacle.

Jet Set : Si les solutions existent, pour quelles raisons croyez-vous que les problèmes persistent ?

  • Parce que le marché est petit, la famille d’artistes a grandi et les lois faites il y a plusieurs années doivent évoluer avec leur temps.

Jet Set : Vous traitez dans votre pièce d’un sujet très délicat qui est le terrorisme ; vous l’avez banalisé en y mettant une touche d’humour, mais ça a quand même touché les gens. Que vouliez-vous dire ou montrer exactement ?

  • Ce qui se passe aujourd’hui en Iraq ou en Palestine est devenu banal, à la limite marrant. Le rire est aussi la finalité d’un grand malheur, c’est ce qui m’a amené à traiter ce sujet de cette manière. Nous, Tunisiens, sommes un peuple accueillant qui aime la paix et la joie de vivre depuis nos ancêtres carthaginois, voilà ce que je voulais dire. Je veux changer l’idée que le monde a des Arabes en général et des Tunisiens en particulier car, malheureusement, de nos jours il suffit d’avoir un nom arabe pour être appelé terroriste.

Jet Set : Vous avez aussi travaillé à la télé et au cinéma, mais vous revenez toujours au théâtre. Est-ce un choix ou une obligation ?

  • La télé m’a beaucoup servi dans ma carrière, elle m’a fait connaître au grand public, mais le théâtre reste ma vie, même si je refuse l’étiquette d’acteur de théâtre qui ne doit pas faire du cinéma ou de la télé et vice-versa. On est acteur avant tout, sur les planches ou derrière une caméra

Jet Set : Quels sont vos projets ?

  • Je suis en train de tourner dans le nouveau film de Brahim Letaief, «7 avenue Habib Bourguiba». Je joue le rôle de Jamil, un des deux bandits qui font énormément penser aux Blues Brothers. Je sens que c’est le rôle de ma vie dans le cinéma et j’espère que ça se passera bien. Avec 9 étudiants de l’Institut supérieur d’Art dramatique, je suis en train de mettre en scène une pièce de théâtre dont la première sera présentée à l’Institut en juin 2008, si tout va bien. Le sujet traite du premier jour des étudiants à l’Institut, et chaque personnage va raconter ce moment précis de sa vie, ses émotions, sa vision du théâtre, sa vie quotidienne en-dehors de l’Institut, avec toutes les caractéristiques qui les différencient l’un de l’autre, la manière de parler, la tenue vestimentaire, la façon d’interpréter les situations… On va proposer une nouvelle vision du théâtre dans des espaces différents, sortir des sentiers battus et faire des choses qui sortent de l’ordinaire. Sinon, je tourne encore avec mon one-man show, «Wahed menna». Les 4 et 30 avril nous serons à Milan, puis on reviendra à Tunis pour des présentations au Théâtre municipal et au Colisée.

Jet Set : Est-ce que vous vous attendiez à un tel succès de votre one-man show ?

  • Non. C’est une pièce de théâtre qui a su attirer les gens, peut-être parce qu’elle est vraie, mais je ne peux pas vous expliquer logiquement le pourquoi de son succès. Après 4 mois de répétitions, j’ai commencé à avoir peur, alors on a invité des amis pour voir leur réaction, et j’ai été surpris par leur accueil positif. Ça m’a un peu fait paniquer. C’est là qu’on a commencé à penser au Théâtre municipal, et que j’ai connu la vraie peur, le vrai trac. J’allais être seul sur scène et le théâtre allait être archi comble. Puis, une fois sur scène, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai oublié toute la peur que j’ai eue. Mais cette peur et ce trac sont présents à chaque présentation, ça ne rate pas. Cela dit, quand j’entends les applaudissements, quand je vois les gens se lever, c’est un immense moment de bonheur. Le spectateur tunisien ne ment pas, il est sincère et difficile ; s’il aime, il te le dit, et ce n’est que la vérité.

Propos recueillis par Neïla Azouz

Source : http://www.jetsetmagazine.net


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