À PEINE J’OUVRE LES YEUX, DE LEÏLA BOUZID

Par Ariane Papillon, pour cinematunisien.com – 23 novembre 2015.

Propos recueillis à l’issue de la projection-presse du 21 novembre 2015 des JCC, Tunis.

Chanter un pays aimé malgré les hauts murs qui l’enserrent, c’est ce qui meut la jeune réalisatrice autant que son personnage principal. Deux jeunes femmes dont la résistance créatrice (ou création résistante, c’est selon) se charge de traduire les espoirs et déconvenues de toute une génération. Leïla Bouzid, la trentaine, et son héroïne Farah, dix-huit ans, portent un message à leurs aînés : la jeunesse tunisienne ne compte pas se taire.

Cette énergie rebelle qui imprègne le film jusqu’au montage, est celle qui, selon les propres mots de l’auteure, grondait dans les dernières années du régime de Ben Ali.

L’histoire se passe en effet en 2010, l’hiver précédant la chute du dictateur. Farah, jeune tunisoise effrontée, se heurte aux obstacles qui se dressent devant ses rêves de musique et de liberté. Ces obstacles, Leïla Bouzid les présente en trois volets : la famille, la société, le régime. Les trois premiers actes du film laissent croire à un triomphe de Farah sur la famille et la société, mais le dernier chapitre, beaucoup plus sombre, démontre l’impuissance de sa volonté face au gant de fer du régime policier de Ben Ali. Avec ces trois actes, Leïla Bouzid a structuré «le processus de destruction de l’énergie de la jeunesse tunisienne». Une oscillation entre optimisme et défaitisme qui fait écho à celle qui agite le peuple tunisien, partagé entre fervents espoirs révolutionnaires et déceptions quant à ses résultats.

Image du film "À peine j'ouvre les yeux"
© 2015 Ciclic – Région Centre − Tous droits réservés.

Le scénario très construit, sobre mais léché, nous rappelle que la réalisatrice a suivi une formation à la Fémis. Cependant, au-delà de ce soubassement narratif quelque peu lisse, le rythme époustouflant de variation et de justesse donné par le découpage nous entraîne dans les montagnes russes d’une vie de jeune Tunisienne pleine de rage, de peurs, de désirs.

Ces émotions contrastées ne sont pas toujours exprimables en mots, alors c’est au plus près du corps de son actrice (Baya Medhaffar) que Leïla Bouzid se place. Tantôt ce corps exorcise la révolte (claquements de portes, courses dans la rue), tantôt il la contient (gestes frénétiques contre la rambarde ou la fenêtre), tantôt il la dépasse (les scènes de musique), mais il sait aussi accueillir la chaleur d’un autre (avec Borhène ou Hayet) et malheureusement ses agressions.

Si l’omniprésence du personnage à l’écran, et par conséquent la puissante focalisation interne, aurait pu finir par être envahissante pour le spectateur, habilement le film bascule et c’est la mère qui attire à elle le mouvement du film. «La relation mère-fille est la colonne vertébrale, et la jeunesse le corps du film», déclare la réalisatrice qui ajoute «J’ai pensé celles-ci comme un seul et même personnage. Leur écart n’est qu’une question de génération, car finalement l’histoire se répète». Le personnage de la mère, subtil et complexe, prend toute son importance lorsque la fille disparaît momentanément du scénario. Sur ses traces, elle va jusqu’à vivre à sa place un amour empêché, dans une scène qui pousse presque trop loin la confusion des deux personnages. Leur relation cependant, entre tendresse et incompréhension, est joliment rendue sensible par l’équilibre fragile des silences et des crises frôlant parfois l’hystérie (dans la voiture notamment, avec une caméra mouvante et un montage à couper le souffle), des champs contre-champ et des regards fuyants.

Si le film s’ancre fortement dans un cadre spatio-temporel mais aussi une classe sociale, sa portée est universelle, à travers l’approche générationnelle et féminine. Déjà projeté en France, il rencontrait aujourd’hui 21 novembre pour la première fois le public tunisien.

Ariane Papillon, pour cinematunisien.com


L’email a bien été copié

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire