Interview en toute franchise avec le réalisateur du film «Le Fil» ou encore «L’Amour des hommes», Mehdi Ben Attia.
Par Rihab BOUKHAYATIA – HuffPost Tunisie – 23/08/2018
Audacieux, c’est le mot qui caractérise le plus son cinéma. Sous son œil, les corps sont beaux, séduisants. Son objectif suit leur valse et ose se braquer là où l’on n’a pas l’habitude de voir.
Lui, c’est Mehdi Ben Attia, ambitieux réalisateur du film «L’Amour des hommes», un véritable succès dans les salles obscures.
Si la séduction est souvent présentée comme étant l’apanage des femmes et est prisonnière de leur corps, le réalisateur inverse les schémas, et c’est nouveau. Interview.
HuffPost Tunisie : Vous avez évolué à l’étranger, vous vous sentez appartenir au cinéma du monde, ou plus spécifiquement au cinéma tunisien ?
- Mehdi Ben Attia : Aux deux, bien sûr.
Je me suis construit dans une cinéphilie «classique» et me suis nourri des diverses sources du parfait rat de cinémathèque : le cinéma hollywoodien des années 30, 40 et surtout 50, le néoréalisme italien, les Nouvelles Vagues européennes des années 60-70 (Godard, Antonioni, Bergman, Fassbinder, etc.), le nouveau Hollywood des années 70-80 et enfin les cinémas asiatiques, de Mizoguchi à Hong Sangsoo en passant par Satyajit Ray, Kiarostami, Edward Yang, Hou Hsiao-hsien, etc.
Mais lorsque je suis devenu cinéaste, il m’a paru évident que mon territoire filmique serait le territoire tunisien et même tunisois. C’est vraiment quelque chose qui est de l’ordre de l’évidence. Je trouve que la Tunisie est extrêmement cinématographique, aussi bien ses lieux que ses habitants, et si je pense cela, je crois que c’est parce que la Tunisie coule dans mes veines. Quelqu’un qui n’aurait pas grandi ici ne ressentirait pas la même chose que moi, c’est certain ! Et lorsque j’ai essayé de filmer ailleurs, j’ai eu un rapport beaucoup moins intime, beaucoup moins organique, à ce que je filmais. Même à Paris, où j’ai passé plus de temps de vie qu’à Tunis, j’ai une moindre impression de nécessité.
Quel regard vous portez sur l’évolution du cinéma tunisien ?
- J’ai l’impression d’un élan collectif, porté à la fois par une attente du public tunisien et par une attention internationale à ce qui vient de Tunisie.
Le cinéma tunisien a en outre la chance d’être porté par quelque chose qui le dépasse, qui est la mutation profonde et rapide de la société tunisienne. Il y a eu beaucoup de films ces 10 dernières années et je suis particulièrement frappé par la diversité des œuvres. «Babylon», «À peine j’ouvre les yeux», «Bastardo», «El Gort», les films de Jilani Saadi, ce sont vraiment des choses très, très différentes.
On dit «le cinéma tunisien» par commodité, peut-être qu’on devrait dire «les cinémas tunisiens». Et ça, c’est nouveau. Nous devons beaucoup à la génération de Férid Boughedir, Nouri Bouzid et Moufida Tlatli, ainsi qu’à Ahmed Attia.
À mon avis, ce sont eux qui ont posé les fondations, je dirais presque «identitaires», du cinéma tunisien, ce sont eux qui ont inventé ce que l’on peut appeler le cinéma tunisien classique (et comprenez-moi bien : le classicisme, c’est extrêmement noble!), c’est grâce à eux, je crois, que nous pouvons faire des films en Tunisie mais il est très clair que la plupart de leurs films appartiennent à la même «famille», aussi bien sur le plan esthétique que thématique, rythmique, etc. Aujourd’hui, les œuvres sont plus diverses, sans doute parce que la société est bien moins homogène qu’elle ne l’était il y a trente ans.
Certains jugent que la dépendance aux bailleurs de fonds étrangers ou encore aux subventions du ministère des Affaires culturelles est néfaste, quel est votre avis ?
- Mon avis est qu’on ne peut pas faire de cinéma sans argent et que cet argent, il faut le prendre là où il est.
Comme nous ne pouvons pas nous appuyer sur nos fortunes personnelles pour faire nos films, nous allons solliciter de l’argent public et de l’argent privé, je ne vois vraiment pas comment faire autrement. Et, bien entendu, les bailleurs de fonds ont des attentes, faire un film n’est pas un droit opposable, comme cinéastes nous avons donc intérêt à prendre compte ces attentes. Il se trouve, fort heureusement, que ces attentes sont plutôt d’ordre qualitatif, les bailleurs de fonds étrangers comme le CNCI exigent avant tout que les scénarios soient bons.
Je ne m’offusque pas de cela et j’ai plutôt l’impression que le «système» tel qu’il est laisse les cinéastes faire les films qu’ils veulent (même si c’est dans la difficulté, le manque de moyens).
Le sous-entendu de votre question, c’est qu’il y aurait un formatage idéologique, des thèmes imposés, des visions obligatoires et que nous devrions, comme cinéastes, complaire à ces visions. Je suis peut-être naïf, mais je crois que c’est complètement faux : j’ai siégé à bien des comités de lecture et je peux vous dire que les scénarios bons, originaux et personnels sont chose rare. Lorsqu’on en rencontre un, on n’a qu’une envie, c’est de le soutenir!
Quelles sont les lacunes du cinéma tunisien pour briguer l’universalité ?
- Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr qu’il y en ait. L’universalité est difficile à atteindre, mais chacun sait qu’une œuvre ancrée dans une expérience très locale et très spécifique peut prétendre à l’universalité.
Je crois que la plupart des films tunisiens les plus connus de ces dernières années ont touché des spectateurs en Tunisie et dans le monde entier. Il me semble, surtout, que l’expérience cinéphile est individuelle.
Chaque individu rencontre des œuvres, chaque œuvre rencontre des individus. Je préfère réfléchir dans ces termes qu’en termes de grand public. Si mon film «Le Fil» a rencontré des individus et les a aidés, si peu que ce soit, dans le chemin de leur vie, que m’importe qu’il soit universel et parle aux masses ?
Dans «Le Fil» comme dans «L’Amour des hommes», vous abordez des sujets tabous, en l’occurrence, l’homosexualité et le désir féminin, quel est le rôle du cinéma là-dessus ?
- Franchement l’homosexualité et le désir féminin, ça n’a rien de tabou, c’est vieux comme le monde. Que les désirs puissent circuler entre des personnes de même sexe, que les femmes aient tout autant que les hommes des désirs sexuels, ce ne sont ni des idées neuves ni des notions particulièrement scandaleuses. «Le Fil» et «L’Amour des hommes» sont deux récits de construction personnelle à travers la rencontre avec l’autre, ou avec les autres. Malik, dans «Le Fil», comme Amel, dans «L’Amour des hommes», font des rencontres qui leur permettent d’avancer dans leur vie, de faire l’expérience de la liberté. C’est pour ça que je fais du cinéma : je construis des trajectoires de libération qui peuvent servir, dans le meilleur des cas, de modèles à certains spectateurs qui s’y reconnaîtraient.
Source : https://www.huffpostmaghreb.com/
Poster un Commentaire
Vous devez être connecté pour publier un commentaire.