CAMP DE THIAROYE, DE SEMBENE OUSMANE À «CANNES CLASSICS» 2024

L’APPORT DÉCISIF DE LA TUNISIE À LA FINITION DE «CAMP DE THIAROYE» LA PREMIERE COPRODUCTION INTER-AFRICAINE 100% SUD-SUD

Par Férid Boughedir*

1966 : le film «la Noire de…» de l’écrivain et cinéaste sénégalais Sembene Ousmane, premier long-métrage d’Afrique subsaharienne, remporte le Grand prix (Tanit d’or) de la première session du festival panafricain des «Journées cinématographique de Carthage» (JCC) fondées par Tahar Chériaa, président des ciné-clubs tunisiens et directeur du cinéma au ministère de la Culture.

Cette rencontre historique scelle une amitié indéfectible entre les deux hommes, qui se retrouvent en 1967 tout deux membres du jury des courts-métrages à Cannes : ils deviendront depuis les deux principaux leaders du mouvement du panafricanisme cinématographique, en fondant en 1970 aux JCC la Fédération Panafricaine des Cinéastes, la FEPACI, qui sera animée par le dynamique cinéaste sénégalais Ababacar Samb-Makharam. Le but premier de la FEPACI était de pousser les états africains à créer et installer les conditions d’une solidarité Sud-Sud pour la production et la distribution des films africains, à commencer par ceux des pays subsahariens francophones, qui étaient alors tous produits grâce au soutien financier et technique du ministère français de la Coopération : la FEPACI réussira à faire mettre sur pied un véritable «marché commun» de distribution entre 14 pays d’Afrique subsaharienne francophone, au profit des films africains. Mais ce marché commun ne durera malheureusement que cinq ans et sera démantelé suite aux divisions des états membres, en 1985. Cependant trois ans plus tard, l’idéal de solidarité inter-africaine prôné par Chériaa et Sembene va finir par se concrétiser avec une coproduction solidaire à 100% Sud-Sud : celle du film Camp de Thiaroye, écrit et réalisé par Sembene et co-réalisé par le jeune Thierno Fati Sow. Le film relate un terrible épisode historique réel vécu au Sénégal au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : le massacre par l’armée coloniale française au camp militaire de Thiaroye de 26 tirailleurs sénégalais de l’armée française, qui, après avoir participé à la libération de la France occupée, avaient osé, de retour au pays, se révolter pour réclamer la prime entière promise à ce sujet, qu’on avait décidé de réduire de moitié  pour les tirailleurs survivants ! Révolte dont la réponse fut leur exécution sommaire ordonnée par la hiérarchie militaire française. Un sujet brûlant comme on le voit, qui ne put être concrétisé que grâce a une coproduction tripartite, enfin complétée pour la première fois sans aucun apport financier du Nord : Et cela grâce a un accord de coproduction entre la SNPC sénégalaise et l’ENAPROC algérienne, les prises de vues du film étant assurées par le chef-opérateur algérien Ismaïl Lakhdar-Hamina, le propre frère du réalisateur lauréat de la seule Palme d’or africaine de Cannes en 1975 ! Restait à couvrir la finition technique du film, que Sembene tenait à exécuter entièrement sur le continent africain, pour devenir également, pour le principe, indépendant des laboratoires européens qui avaient développé ses films précédents, et soutenir ainsi les débuts d’une infrastructure technique africaine. Grâce à l’implication d’Ahmed Bahaeddine Attia, le dynamique producteur tunisien des films l’Homme de cendres, Halfaouine et Les Silences du palais, grand ami de Sembene, la Tunisie décidera de boucler la co-production à travers sa société nationale SATPEC, offrant au film toute sa finition technique : son développement au laboratoire de Gammarth, son montage assuré par la chef-monteuse tunisienne Kahena Attia très engagée dans le mouvement panafricain, et toute sa finition et son mixage sonore à Gammarth, jusqu’au tirage de la copie finale. Cette dernière est alors proposée à la sélection du Festival de Cannes, mais la direction de l’époque refuse le film. (Selon certains analystes, sans doute à cause du sujet du film pouvant être considéré comme trop anti-français car révélant un épisode tabou de la période coloniale française en Afrique ??). Rejeté par Cannes, le film est alors sélectionné par la Mostra de Venise où il remporte le Grand Prix spécial du jury en 1988. Cependant il reste interdit de facto pendant 10 ans en France, où il ne fera une petite sortie discrète dans une salle qu’en 1998, et une petite sortie tout aussi discrète en DVD en 2005 : une anomalie qui se trouve enfin réparée 36 ans plus tard, en cette année 2024, grâce à la section «Cannes Classics» qui présente en Première Mondiale la version du film restaurée et remasterisée par The Film Foundation’s World Cinema Project de Martin Scorcese, avec la Hobson/Lucas Family Foundation en association avec le ministère tunisien des Affaires culturelles et le ministère sénégalais de la Culture et du Patrimoine historique : une opération remarquablement effectuée techniquement en Italie par la Cineteca de Bologne au laboratoire L’Immagine Ritrovata, et cela grâce aux efforts incessants développés en faveur de cette restauration par le Tunisien Mohamed Challouf, conseiller artistique de la cinémathèque tunisienne, et grand militant pour la restauration du patrimoine cinématographique africain, dont il a poussé et réussi à faire restaurer un grand nombre de grandes œuvres à ce jour !

CAMP DE THIAROYE, en Première mondiale, à la Mostra de Venise 1988, Italie. Thierno Faty Sow (veste noire), co-réalisateur, Ibrahima Sané, acteur principal du film et Ousmane Sembene, co-réalisateur © Mohamed Challouf

Ainsi initiée à la fin des années 80 par cette première coproduction interafricaine 100% Sud-Sud représentée par Camp de Thiaroye, quelques coproductions Maghreb–Afrique subsaharienne se poursuivront un temps, notamment en Tunisie avec Po di Sangui de Flora Gomes (Guinée Bissau) coproduit par Ahmed Bahaeddine Attia, puis au Maroc avec le Centre du Cinéma marocain (CCM) alors dirigé par Nour Eddine Saïl, décidant d’assurer dans ses laboratoires la post-production complète de nombreux films subsahariens… Après cette époque, qui était celle d’espoirs d’autosuffisance des cinémas africains, nous assistons plutôt aujourd’hui à un «retour à la case départ» ou le cinéma d’auteur africain de qualité se trouve exister de nouveau majoritairement pour son économie, grâce au soutien financier du Nord, et artistiquement grâce au soutien de la cinéphilie internationale… qui, qu’on le veuille ou non, le pousse parfois, consciemment ou inconsciemment, à se formater selon les désirs et attentes du moment de cette cinéphilie internationale, qui reste fort heureusement actuellement une «religion culturelle» majoritairement plutôt démocratique et égalitaire…

Sembene Ousmane et Férid Boughedir au Fespaco en 1981, photo collection Ferid Boughedir © in Camera d’Afrique

* Férid Boughedir. Cinéaste et critique tunisien, historien des cinémas africains et arabes, réalisateur des long-métrages documentaires «Caméra d’Afrique» (Cannes Classics 2019) et «Caméra arabe», (en cours de restauration à Bois d’Arcy en 2024), Président d’Honneur des Journées cinématographique de Carthage.

 

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