SEJNANE VU PAR ASSIA DJEBAR

Par Assia DJEBAR – Le Temps, samedi 24 juin 1978

Il s’agit d’une initiation à la lutte nationaliste, vécue par Chérif, un adolescent tunisien que nous voyons, au début du film, pleurer sur la mort de son père victime d’extrémistes colonialistes (nous sommes en Tunisie, en 1952) et qui après un trajet accidenté, assistera à la mort d’un père spirituel, militant actif de la lutte non seulement nationaliste mais révolutionnaire…

Ce thème de la lutte politique est donc traité à partir de l’adolescence et sous l’angle de cette filiation père – fils. Ce cadre familial apporte au thème politique une résonance d’affectivité précieuse, surtout nous entrons d’emblée au cœur d’une société qui, sous le regard du jeune homme, cherche ses nouvelles valeurs.

Or trop souvent en littérature et cinéma maghrébins d’après les indépendances, le thème historique est réduit à sa dualité colonisés-colonisateurs.

Tunis 1952, le cinéaste témoigne en 1974, plus de vingt ans après. Il peut certes brosser quelques figures de l’autre, sans doute à partir de souvenirs autobiographiques : un proviseur français qui appelle la police devant ·un chahut d’étudiants, un professeur de physique, personnage traité en comique de music-hall… des gourdins de policiers… des fourgons de soldats fonçant sur des mineurs en grève… mais surtout le thème «accès à l’indépendance» donne lieu, à l’intérieur même de la société tunisienne, à des confrontations, et d’abord entre générations d’hommes.

Nous avons parlé du rapport père – fils, mais il y a aussi les grand-pères : image d’un vieillard, première image du film, image de la résignation révolue, plusieurs portraits ensuite des vieux, différentes nuances de la soumission et du fatalisme, comme dans cet enterrement avec sa longue complainte résignée et ses vieux pour ainsi dire dansants, silhouettes de toute une prétendue sagesse qui «fout le camp».

Le contenu, à caractère politique, ne supprime pas – loin de là – les différenciations sociales.

Du premier lieu d’action, la vie d’un internat de lycée de garçons en effervescence, nous nous déplaçons vers celui d’une petite imprimerie tunisoise.

Lieu donc où le petit homme d’affaires fait ses affaires, où les militants nationalistes, quelques ouvriers, sont conscients chaque jour du fait que l’issue du combat ne supprimera pas forcément le second patron… c’est aussi le lieu où clandestinement on imprime les tracts, où ces feuilles de papier font le lien entre l’agitation citadine et la campagne, en l’occurrence ici des mineurs en grève.

Le premier métier de l’adolescent, chassé du lycée, après une manifestation d’étudiants, est d’être correcteur : une simple faute de grammaire oubliée fait perdre, dit l’imprimeur, des centaines de milliers de dinars ; mais c’est aussi là qu’un professeur – disons «nationaliste» – tente de récupérer Chérif pour qu’il passe son baccalauréat. Chérif, soutenu par un ouvrier, sorte de figure exemplaire de «héros» dira non : le livre n’est rien, sans l’action directe.

Le choix du cadre sociologique permet ainsi de suggérer tout un débat au centre des classes moyennes qui ont vécu l’expérience nationaliste disons des années 20 à 60 : on fait des affaires, on envoie les fils au lycée pour qu’ils utilisent leur diplôme comme valorisation sociale ; qui conteste, qui revendique et va jusqu’au bout ?…

Sejnane, sur ce plan, est donc significatif d’une petite ville d’Afrique du Nord où le début d’effervescence politique se fait dans un monde traditionnel de petite bourgeoisie, d’artisans, d’ouvriers. Parmi cette classe ouvrière essentiellement le film le montre bien, l’élan s’élargit au delà du discours.

Passage par le mot

Le passage d’un lieu à un autre, d’une catégorie sociale à une autre, se fait par le mot : mot écrit au tableau de la leçon d’arabe au lycée (pendant que les yeux et l’attention des jeunes gens sont ailleurs, vers la porte, vers le «dehors»), mot imprimé à corriger sur lequel peinent les ouvriers (on leur rogne leurs heures supplémentaires), mais qui est source de profit au futur capitaliste nationaliste. Point par hasard, le propriétaire de l’imprimerie qui exploite quotidiennement les ouvriers prend comme gendre le professeur de lycée attentiste, comme si les ex-mandarins de la culture traditionnelle établissent le pacte avec ceux du savoir modernisé, mais également coupé de l’action : pacte de l’ancien et du nouveau pour élargir une même classe exploiteuse, pacte en outre qui se fait sur le corps – le corps physique – de la femme.

Mot donc écrit, monde du lycée ; mot imprimé, monde du travail et de ses contradictions ; mot clandestin imprimé avec risque, distribué dans le danger, dans les rues nocturnes de la médina, transporté par Chérif dans une fièvre juvénile de la ville à la campagne où les mineurs le reçoivent comme une force d’union, mot sonnant des discours de meetings, mot des drapeaux et des banderoles de revendication sur lesquelles tirent d’abord l’armée coloniale avant d’abattre les corps… «mot tocsin» disait Maïakovski et que perçoit l’adolescent maghrébin de ces années 50, d’abord dans une surprise rêveuse, puis avec une lucidité de plus en plus grande.

Une mélancolie contagieuse

Ainsi, le contenu d’ordre historique de ce film – premier niveau de lecture de Sejnane – sans doute parce qu’il est reflété par le regard d’un adolescent – permet un double témoignage sur ce qui croule et s’en va en poussière du vieux monde rétréci, et sur le neuf, sur le monde contestataire et qui lutte, avec cependant, en arrière mais en ombre amicale un «vieux» professeur de piano aveugle qui est l’ami, qui est le rêve et qui seul unit…

Il y a en outre toute une matière psychologique dans ce film, également traitée avec le même sens des nuances vraies et un doigté assez heureux : car l’adolescent, tout en étant au lycée, à l’imprimerie, aux réunions clandestines, dans les campagnes, ne sort jamais, en fait, quand à sa mémoire de la petite cour familiale. Ce qui lui donne, certainement, cette présence d’attention discrète, de scrupule, de tendresse retenue.

Ce film me touche, parce que les images de femmes sont proposées dans un climat de timidité, de silence aussi, le tout supposant comme un émoi tremblé que sous-tend cependant une mélancolie contagieuse.

Je retiens surtout une façon d’appréhender les femmes (sauf peut-être à la fin où le trait, en se durcissant, manque à mon avis quelque peu son but) dans une proximité qui est bien celle de l’enfant (je suppose ici à la fois l’auteur et Chérif, le personnage) qui a dû passer de longues heures dans les patios à regarder et écouter les bavardages, les fatigues, tout un monde fermé sur lui-même où tant de destins ont étouffé, où ne reste comme seul loisir que le dérisoire trémoussement des corps dansants… monde également où l’adolescence rêve et soupire devant des grillages de fenêtre, où la mère de famille, à la fin d’une journée, sent ses jambes lourdes mais puise l’eau, quand même…

Dans cette œuvre authentique qu’est Sejnane, il y a une perception de la durée, une protestation suggérée contre l’impasse et les contraintes d’un passé manifestées essentiellement dans ces plans sur ces petites horizons citadins de femmes.

Deux moments riches et d’une vérité profonde à l’intérieur de ce thème : je les propose à titre d’exemple.

Première image de la mère de Chérif : elle sert le grand-père, elle remporte le plat et dans la cuisine, là debout, elle termine elle-même les restes du plat, avant d’aller tirer l’eau du puits de la courette, avant de s’occuper d’un enfant geignant… certes, c’est une veuve récente ; le fils, endolori lui-même, la regarde dans un coin mais ne dit rien, mais comprend tout.

Quand plus tard il rentre à nouveau à la maison, ce sera une fois qu’il est couché, elle un peu plus loin dans la chambre, qu’il annoncera : «J’ai été chassé du lycée».

Deuxième détail sur une mère : cette fois dans une classe aisée ; on paye des leçons de piano à la jeune fille, mais on l’enferme quand même, on la marie au professeur qui a le double de son âge. La fête est conventionnelle : bijoux, musique, pâtisseries, you-yous stridents. La jeune fille est devenue momie, quand le marié l’emmène dans la chambre conjugale, la mère est alors montrée de face : elle seule soudain image de deuil au milieu de la joie voyante, elle qui pleure tragiquement, et soudain, à ce plan, j’ai eu un choc : ainsi donc si, à chaque mariage la mère pleure, ce n’est pas, comme on veut bien le croire, parce qu’elle appréhende l’éloignement d’avec sa fille, non, et sous la caméra de A. Ben Ammar, le moment de vérité surgit : la mère pleure par lucidité car sa fille va, comme elle, entrer dans la soumission – même dorée – que suppose un mariage de cette sorte.

Une histoire d’amour

J’ai laissé pour la fin le troisième aspect, tout de charme, du film : le thème de l’amour entre adolescents traité dans une délicatesse de touche, mais également de la mélancolie romantique.

Il y a un vrai couple dans ce film et il ne doit pas y en avoir beaucoup dans les films arabes (celui, ou plutôt ceux du film «Le Retour de l’enfant prodigue» de Chahine ; il serait intéressant de confronter les amoureux adolescents égyptiens avec ceux de Tunis dans Sejnane) ; un couple auquel la société ne laisse aucune chance dès le début, un couple que relie – et c’est bien symbolique en effet – le professeur de musique aveugle. Seul celui qui ne peut voir permet, seule la musique (étrangement ici de piano, musique occidentale qui marque bien les limites d’un groupe citadin) réunit le couple. Également des portes, des fenêtres, des grillages… un certain esthétisme des cadrages et peut-être du décor des intérieurs, lorsque le thème amoureux est traité, serait à étudier, sans doute peut-être à regretter, comme un italianisme auquel pourtant n’est pas étranger un climat typiquement tunisois.

J’évoque, pour finir, une scène d’amour, à mon avis une des séquences – ou même la séquence la plus réussie du film – et qui mériterait d’être à une place d’honneur d’une anthologie du cinéma maghrébin : l’adolescent est dans la salle de la leçon de piano sans que le professeur aveugle le sache. La jeune fille en a caché la présence ; elle doit jouer, elle joue… et c’est sous ce regard mort qu’alors Chérif tente le seul geste d’amour du film, une caresse à peine frôlée vers la jeune pianiste, celle qui, plus tard, sera momie dans son mariage, pour elle mort des espérances, alternant avec la mort des émeutiers, avec Chérif dans l’action sanglante. Je ne regrette alors que la façon d’avoir utilisé le corps des danseuses au montage, procédé assez facile alors que la mort, dans ce mariage est le sang de la vierge à montrer, sang ici aussi tragique que celui des militants sous la mitraille.

Sejnane est un film authentique, riche, qu’enveloppe une tendresse mélancolique du cœur et de la mémoire, une réflexion de créateur progressiste et également un regard d’artiste en contact étroit avec son milieu d’origine.

Sejnane, film tunisien qui fait honneur à son pays, fait honneur au cinéma maghrébin. Quand pour ce film une large diffusion en Algérie ?

Assia Djebar

Le Temps du samedi 24 juin 1978


Cet article a été publié dans une page réalisée par Abdelkrim Gabous

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