ASHKAL A LE FEU SACRÉ : YOUSSEF CHEBBI SIGNE UN POLAR MYSTIQUE RÉUSSI DANS LA TUNISIE POST-BEN ALI

Un polar qui interroge la Tunisie postrévolution. ©The Party Film Sales

Par Elisabeth FRANCK-DUMAS* – Libération – publié le 27 mai 2022

Un vertige, cet Ashkal, première fiction du Tunisien Youssef Chebbi (au passage, encore un bon film venu de Tunisie, après Sous les figues et Harka). Sous ses airs de polar, de buddy movie mettant en scène un duo de détectives, il précipite ses spectateurs dans le brasier de la Tunisie contemporaine, sans folklore ni misérabilisme, et ses personnages dans le feu de la folie. La pure surface des images y devient moteur de l’action la plus inquiétante, leur répétition névrotique venant se déposer sur des couches d’amnésie organisée – à l’avant-dernier soir du festival, Ashkal se recevait ainsi comme un étrange témoignage sur le pouvoir du réel enregistré, retransmis.

Carcasse de béton

Nous sommes dans le quartier des «Jardins de Carthage» à Tunis, développement immobilier high class lancé sous Ben Ali, dont la construction a été stoppée net à la révolution. Ces intimidantes structures évidées, qui s’élèvent sur les ruines de la civilisation punique, se destinaient à un avenir de verre hightech et de rutilance. À la place, leur carcasse de béton, leurs fenêtres découpées dans un noir inquiétant, sont le théâtre d’un crime : un corps y a été retrouvé, nu et calciné, ses vêtements soigneusement posés à côté de lui.

Fatma (Fatma Oussaifi) et Batal (Mohamed Houcine Grayaa, acteur comique bien connu en Tunisie) mènent l’enquête, mais aucune piste ne se dégage. La jeune flic pressent un meurtre, une sale affaire. Le vieux briscard est modérément convaincu, mais lui emboîte quand même le pas. En arrière-plan est rapidement brossé un paysage de corruption et de malversations, alors que s’entame l’inventaire des années Ben Ali. C’est le lancement d’un tribunal de «Vérité et réhabilitation», inspiré de l’instance «Vérité et dignité» fondée en 2013 pour dégager les responsabilités du régime, notamment au sein de la police (on soupçonne que Batal est mouillé jusqu’au cou). Dans les faits, comme dans le film, la commission n’aboutira à aucune condamnation.

Géométrie cartésienne

Ce premier cadavre brûlé fait rapidement place à un autre, puis un autre encore, épidémie d’immolations qui n’a rien d’innocent dans un pays qui donna le départ des printemps arabes, lorsque Mohamed Bouazizi se fit brûler devant la préfecture de Sidi Bouzid en décembre 2010. L’on soupçonne brièvement dans ces décès des motifs crapuleux, une tentative de rendre au silence des témoins gênants, voire de participer à l’entreprise généralisée d’effacement de l’histoire récente. La raison se révèle bien plus préoccupante, plus opaque, comme si la géométrie cartésienne du film (ses immeubles rectilignes, son enquête méthodique) se trouvait soudain bousculée par quelque chose qui lui résiste, vague et intense comme le désespoir, ou la foi (parfois, c’est la même chose) aux lignes ondulantes telle des flammes. Mais la mystique intéresse surtout Ashkal ; et c’est en cela qu’il est passionnant, dans ses formes les plus contemporaines, où l’on voit dans son rapport à l’image une relecture intrigante de l’icône devenu même, qui de l’antique mimesis est devenue répétition virtuelle et infinie, hypnotique et aveuglante, virale jusqu’à contaminer le réel.

Source : https://www.liberation.fr/


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