CROISER PATRIMOINE, ARCHIVES, HISTOIRE ET CINÉMA

Scène du film "Zohra" réalisé en 1922 par Albert Samama Chikly

Par Kmar Bendana* – Hammam-Lif, le 15 décembre 2022

Le Festival Ciné-Musée qui vient d’achever sa septième session à Sousse (11-13 décembre 2022) s’inscrit dans un mouvement de promotion du patrimoine touchant le secteur cinématographique, peu mobilisé par la cause. A l’occasion du centenaire du cinéma en Tunisie (le film Zohra est réalisé en 1922 par Albert Samama Chikly), Mohamed Challouf et son association Ciné-Sud Patrimoine https://cinesudpatrimoine.org/ invitent à célébrer l’héritage tunisien de façon dynamique et inventive, en traitant problèmes d’archives, questions d’histoire et objectifs de transmission. Patrimoine, archives, histoire et cinéma s’entrelacent sous plusieurs formes dans la situation tunisienne. Le repérage, l’identification, l’inventaire, le catalogage, la conservation, la restauration des fonds d’archives filmiques restent, à ce jour, limités. Or, les sources qui renseignent sur la genèse de la production cinématographique peuvent enrichir l’histoire contemporaine de perspectives qui affineraient la connaissance du XXème siècle tunisien en ouvrant sur des hypothèses et des trames chronologiques plus complexes.

Ouverture de la première salle de cinéma Omnia Pathé en 1908.

Entre distribution et tournages

Dans le séminaire «Les débuts du cinéma en Tunisie» organisé par le laboratoire Régions et Ressources patrimoniales de Tunisie, de l’Université de La Manouba à la Faculté des lettres et sciences humaines de Sousse, Morgan Corriou [1] rappelle les deux modes concomitants par lesquels le cinéma entre en Tunisie, à la fin du XIXème siècle. A travers la circulation des films dans l’empire colonial français, le pays apparaît comme un marché pour la diffusion d’un mode d’expression qui charme les foules et constitue un espace de tournage. Les circuits de distribution pénètrent le territoire par le fait de l’entreprise Pathé Frères qui va se construire, à partir de 1896, comme un empire économique. La firme bâtit son expansion sur le passage au divertissement par les images animées qui supplante petit à petit les rassemblements dans des lieux publics autour des spectacles d’exhibition d’animaux et d’humains. La mutation n’est pas seulement culturelle ; son ampleur va se conjuguer avec de nombreuses transformations de la société tunisienne, notamment dans les villes, du fait des changements introduits par la colonisation française officialisée par les accords du Protectorat de 1881 et 1883. L’ouverture de la première salle de cinéma Omnia Pathé, à l’angle des rues Hannon et Amilcar, en 1908, est une étape logique dans la politique coloniale de diffusion et dans le développement des quartiers européens de la capitale. Avant la création de ce lieu permanent, des amateurs comme Albert Samama Chikly (Tunis, 1872-Tunis, 1933) [2] ont organisé des projections nomades. Fasciné par les appareils et surtout par les possibilités qu’offre la technologie, alors en expansion, de représenter le monde en mouvement, ce personnage curieux et ingénieux expérimente les nouvelles machines en réalisant des reportages : La pêche au thon (1906), Tirailleurs tunisiens (1911), Gabès, délégation du Croissant rouge (1912), Le bey se rend à la mosquée (1912), Le Prince Abdelkader (1912),  programmés par le festival, sont autant de films muets qui retracent des événements, des scènes de la vie quotidienne et politique, attestant d’un début d’appropriation des techniques cinématographiques, en particulier au sein de l’armée, où Samama Chikly est reporter de guerre pendant cinq ans. Ses films allient une conscience des faits historiques (guerre en Tripolitaine, tremblement de terre de Messine, cérémonie officielle), une sensibilité aux sites et paysages et un sens de l’observation ethnographique qui pointe à l’époque, teintés d’un regard orientaliste, également dans l’air du temps. Sa façon de filmer les femmes, le personnage de Zohra, la jeune fille échouée sur la plage ou les habitantes qui accueillent la rescapée dénotent d’une attention aux gestes, aux mouvements des corps et aux expressions du visage qu’il est intéressant de comparer avec des prises de vue de la même veine, en Tunisie et ailleurs.

Matérialité et visibilité

La pénétration du cinéma en Tunisie par la diffusion du spectacle cinématographique au sein de la population (en majorité européenne au début) et à travers les activités de tournage (envoyés de la maison Lumière et autres opérateurs) confirme la combinaison des aspects matériels et culturels qui commande aux transformations sociales, politiques, culturelles et économiques dans chaque milieu social. L’évolution des procédés technologiques et la diversité des supports constituent une des richesses du cinéma tunisien, matérialisé dans des bobines, des bandes et des plaques de toutes sortes, qui, souffrant du passage du temps, ne peuvent pas être communiqués au public. Les clichés positifs et négatifs chimiquement détériorés posent des problèmes de conservation, de restauration et de lecture qu’il est urgent de prendre en main afin que le patrimoine cinématographique tunisien reste visible et puisse être intégré à une meilleure connaissance du passé.

La 7ème rencontre Ciné-Musée de Sousse a donné l’occasion d’une rétrospective artistique (avec des  ciné-concerts), ordonnée et commentée par les témoins et acteurs d’une histoire qui reste à approfondir, à partir des traces connues ainsi que celles à faire émerger et à découvrir. La petite-fille de Samama Chikly, Jaouida Tamzali, ayant cédé en 2015 les archives de son grand-père à Cinémathèque de Bologne [3], le public de la manifestation a pu apprécier le travail patient et minutieux d’une équipe passionnée par le fonds exceptionnel du pionnier tunisien (on découvre sa stature africaine et mondiale) et désireuse de le restituer et de le transmettre. Trois spécialistes de cette fondation vouée au sauvetage des traces cinématographiques ont exposé les contours des caisses de documents, présenté des spécimens de photos, de plaques et d’objets qui sont la promesse d’un capital culturel. Pour cela, il faudrait qu’administrateurs, archivistes, documentalistes, journalistes, historiens, chercheurs, cinéphiles, techniciens et amoureux du cinéma travaillent ensemble à une exploitation attentive et connectée de ce patrimoine visuel, muet et sonore, en noir et blanc et en couleurs. En mettant en synergie les compétences et savoir-faire, on peut espérer tirer du fonds Samama Chikly comme d’autres dépôts et archives égarés chez des particuliers, dans des studios et/ou des laboratoires, une vision plus acérée de l’histoire du cinéma en Tunisie. Certes, une histoire des films, des thèmes, des styles et des réalisateurs [4] existe. Mais en élargissant recherches d’archives et horizon d’enquête, on peut accéder aux métiers du cinéma (comédiennes et comédiens, professionnels du montage, du son, de la photo, de la lumière, de la musique…), retracer l’histoire des institutions et entreprises qui encadrent l’activité cinématographique, affiner les études des genres (fiction, documentaire, animation, publicité, court et long métrage…), préciser les rôles et fonctions (scénaristes, dialoguistes, cadreurs, décorateurs, costumiers, scripts, producteurs, distributeurs, critiques…) qui jalonnent les chaînes de fabrication des films. Une entrée par la réception d’un art dont les voies, l’impact et les publics ont connu, en quelques décennies, des bouleversements majeurs permettrait de connecter l’histoire tunisienne aux mutations des logiques de circulation, de comparer ses habitudes de production et de consommation avec d’autres milieux et de situer les modèles techniques et les codes esthétiques locaux dans les constellations cinématographiques régionales et mondiales.

L’histoire de la Tunisie du XXème siècle dépasse les aspects socio-politiques privilégiés par les études historiques classiques. Les recherches futures sont appelées à faire converger les données sur la vie matérielle et culturelle afin de décrire concrètement l’évolution des pratiques et des mentalités des individus, des générations, des familles et des groupes sociaux. Le secteur cinématographique, industrie et art de consommation devenu « populaire », a connu des césures (muet et parlant, format 35, 16 mm ou super 8, arrivée de la vidéo puis du numérique, vogue des festivals, temps des plates-formes…) et a tracé des enchaînements (production internationale puis nationale, jeunesses spectatrices, féminisation de l’accès au cinéma, modes d’apprentissage). Ces séquences méritent d’être raccordées de façon plus créative à chacune des transformations traversées par le pays depuis plus d’un siècle (l’école, le journal, le disque, la radio, le téléphone, la télévision, l’ordinateur et le smartphone) comme à l’évolution des usages intimes et manifestes qui relient cinéma et société, partout.

En ce sens, le travail de l’association Ciné-Sud Patrimoine et son rapprochement avec l’université (via le laboratoire Régions et Ressources patrimoniales de Tunisie, de l’Université de La Manouba, la Faculté des lettres et sciences humaines et l’Institut supérieur de musique de Sousse) méritent d’être poursuivis par des travaux de recherche en histoire, en sociologie, en anthropologie, en esthétique, en musicologie, en économie, en psychologie… afin de stimuler la découverte des sources, la naissance de nouveaux objets, la multiplication des voies d’interrogation et l’élaboration de problématiques issues du contexte tunisien et inspirées par ses dynamiques.

Hammam-Lif, le 15 décembre 2022

Texte publié par le site cinematunisien.com


  • [1] Auteure d’une thèse, Un nouveau loisir en situation coloniale : le cinéma dans la Tunisie du protectorat (1896-1956) et de plusieurs articles sur l’histoire du cinéma et de la cinéphilie en Tunisie
  • [2] On peut connaître ce personnage à travers quelques écrits : Marie-Anne Guez, Albert Samama, dit Samama-Chikli, photographe et cinéaste (Tunis, 24 janvier 1872 – Tunis, 13 janvier [?] 1933)», Archives juives 2021/1 (vol. 54), pp. 140-146 ; Guillemette Mansour, Samama Chikly : un Tunisien à la rencontre du XXe siècle, Tunis, Simpact, 2000 et un documentaire de Mahmoud Ben Mahmoud, Albert Samama-Chikli. Ce merveilleux fou filmant avec ses drôles de machines, France, 1995, 30’.
  • [3] Fondée en 1962, la Fondazione Cineteca di Bologna conserve plusieurs fonds d’archives de films et d’auteurs -dont Charlie Chaplin et Pier Paolo Pasolini-, organise un festival Il cinema ritrovato et forme, dans le cadre de son laboratoire L’imagine retrovata, aux opérations de sauvegarde et de restauration des archives filmiques.
  • [4] Parmi les dernières publications sur le sujet : Tarek ben Chaâbane, Le cinéma tunisien entre hier et aujourd’hui, Tunis, CNCI, 2019, 108p.

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