Par Mohamed Sadok LEJRI – kapitalis.com – 24 janvier 2022
Je viens de voir « Streams » de Mehdi Hmili. Je comprends maintenant pourquoi ce long-métrage n’a pas été retenu lors de la 32e édition des Journées Cinématographiques de Carthage. Il n’était probablement pas au goût du comité chargé de la sélection des films. Les membres du comité en question se seraient empressés de voir en lui un film âpre et trash. Il faut dire qu’ils n’ont pas grand-chose à voir avec le septième Art et sont incapables d’apprécier les films qui apportent du sang neuf au cinéma tunisien à leur juste valeur. Ce sont des analphabètes du cinéma dont la mièvrerie le dispute au conformisme intellectuel.
Streams est l’histoire d’une famille qui se trouve entraînée dans un tourbillon destructeur. Avant que sa vie ne vire au cauchemar, cette famille était déjà chancelante et vivait dans une situation de précarité prononcée.
Un film coup de poing
Amel se saigne aux quatre veines pour pourvoir aux besoins de son ménage et tente d’ouvrir à son fils Moumen les portes d’une carrière prometteuse dans le football. Elle se trouve, malgré elle, compromise dans une affaire de mœurs. Cette mère de famille est injustement condamnée à quelques mois de prison pour prostitution et atteinte aux bonnes mœurs. Le père, démissionnaire et absent, se console de sa vie ratée en se réfugiant dans l’alcool. L’arrestation d’Amel est le moment de bifurcation du film. Commence alors une longue descente aux enfers, autant pour la mère que pour l’enfant, et une série de violents cataclysmes les amène à changer de vie de manière radicale.
Streams est un film coup de poing. C’est un film dur et parsemé de moments de vérité dépeints avec une audace et un réalisme frappants, auxquels le public tunisien n’est pas habitué. Le film et ses personnages semblent être à l’image de l’auteur, c’est-à-dire tourmentés, la gorge serrée par l’émotion, autodestructeurs, meurtris, mais aussi bien inspirés, souvent beaux et finalement assez optimistes. Mehdi Hmili tire de ses acteurs des moments d’intense vérité et réussit, avec talent, à nous faire partager la détresse de ses personnages, notamment celle qui touche les catégories les plus vulnérables de notre société, en l’occurrence les femmes et les jeunes. C’est un film cru qui ne s’oublie pas de sitôt et certaines scènes ont vocation à s’imprimer dans la mémoire.
Une voix juste et sans concession
Le jeune réalisateur parle d’une voix juste et sans concession des dérives de la société tunisienne, des crapules qui détruisent la vie des gens avec la complicité de flics corrompus, des femmes sans défense en proie aux prédateurs sexuels, d’une jeunesse vouée à une lente agonie, de la violence du monde de la nuit, de drogue, d’homosexualité, des rapports sexuels forcés, de la sordidité du milieu de la prostitution… Streams saisit à bras-le-corps des problèmes sociaux et nous les renvoie en pleine figure. Les personnages s’accrochent à la vie malgré tout et, même quand tout semble détruit, une petite lueur d’espoir prend vie.
Ce film est porté par des acteurs talentueux. Par-delà l’excellente prestation des acteurs confirmés, tels que Noômane Hamda et Afef Ben Mahmoud qui joue le rôle d’Amel, les jeunes ont crevé l’écran du fait de leur prestation époustouflante, notamment Iheb Bouyahya qui interprète Moumen et Slim Baccar qui campe le rôle de son ami Djo. Ce sont des noms qui ne sont pas encore connus du grand public. En revanche, ces deux-là crèvent l’écran du haut de leurs vingt ans, alors qu’ils n’en sont qu’à leur première expérience au cinéma.
Une jeunesse borderline et désespérée
Iheb et Slim jouent avec beaucoup de naturel et de vérité deux jeunes révoltés par le sort qui leur est réservé. La soif de vivre de ces deux personnages et leur côté contestataire et écorché vif ne sont pas sans nous rappeler le cinéma français des années 1980, en l’occurrence celui de Leos Carax, la performance de Jean-Hugues Anglade dans L’Homme blessé de Patrice Chéreau, ou encore le personnage de Jean des Nuits fauves créé et interprété par Cyril Collard. Grâce à l’audace du réalisateur et à la performance des acteurs, la jeunesse borderline et désespérée y est bien décrite.
Les personnages secondaires sont bien travaillés et méritent une attention particulière. D’autres n’apparaissent que quelques minutes dans le film et marquent profondément les esprits, tels que le jeune homosexuel moustachu qui ne passe pas inaperçu dans la fiesta d’enfer et qui avait un petit air de ressemblance avec le Harold Perrineau du Roméo + Juliette de Baz Luhrmann, ou la garce qui est à l’origine de la révocation d’Iheb et Djo. En effet, celle-ci a un air dur et implacable, mais derrière cette agressivité se cache un passé douloureux et une mère qui élève seule ses enfants.
Une esthétique crue au service du sordide
Malgré toutes les qualités dont ce film est doté, la réalisation reste fragile. La manière de filmer est inégale et manque de fluidité. Mehdi Hmili favorise une esthétique crue en abusant des plans rapprochés et en soulignant à gros traits les situations sordides et le tourbillon glauque qui entraîne Amel et son fils Moumen. On a parfois l’impression que la caméra est un peu excitée, qu’elle gambade et virevolte maladroitement. Cela peut toutefois être assimilé aux pulsions des personnages et à la pression qui s’exerce sur eux.
En outre, Streams se veut sexuellement libéré et d’une sensualité crue et débridée, mais les scènes de sexe sont timorées par rapport aux véritables aspirations du réalisateur. En effet, ce dernier ne va pas jusqu’au bout, il se contente de filmer les visages des acteurs et positionne la caméra de façon à ce qu’ils n’apparaissent pas trop dénudés et à diminuer l’intensité de l’«acte bestial». On a l’impression que les velléités libertaires du réalisateur ont été paralysées par une certaine inhibition et par la crainte du courroux des constipés qui érigent le sexe en tabou suprême et qui entretiennent un rapport maladif à la nudité. Pour toutes les raisons invoquées, les scènes osées perdent un peu de leur audace et de leur ardeur.
Ainsi, Streams comporte des failles. En plus de ce qui a été évoqué ci-dessus, certaines scènes perdent un peu de leur authenticité et de leur pureté à cause de l’influence des fictions américaines. Le public pouvait se passer de certaines mimiques et réactions que l’on voit sans cesse dans les séries et les films commerciaux made in USA (cf. la scène du revolver pointé sur Moumen). Une autre imperfection mérite d’être prise en considération et ne concerne pas seulement Streams : le sous-titrage en français des films tunisiens. En effet, les textes qui apparaissent au bas de l’image contiennent souvent de nombreuses erreurs et bon nombre de films tunisiens ont été traduits de façon très approximative. Hélas ! cette lacune concerne le film de Mehdi Hmili au premier chef.
Une salutaire bouffée de vérité
Il n’en reste pas moins que Streams est un film très audacieux et ancré dans notre époque. Il dénonce certaines réalités sociales, sans exagération ni fioritures, en faisant fi des tabous et des hypocrisies. C’est un film qui décrit, sans la moindre complaisance, le martyr vécu par certaines femmes courage et par une partie de notre jeunesse paumée. C’est un tableau cruel et percutant sur le sacrifice des femmes vulnérables sur l’autel du patriarcat et du conservatisme social.
Non sans maladresse, mais avec une vraie fougue et une sorte de désespoir passionné, le réalisateur-scénariste fait défiler une galerie de personnages tous aussi attachants les uns que les autres et confère à son long-métrage une indéniable dimension sociologique. C’est un film coup de poing qui est à la fois dur et touchant. On se laisse aller à une douce mélancolie en le regardant. Streams est une salutaire bouffée de vérité et de liberté. En sus de la bande originale qui est loin d’être mauvaise, le talent et le mérite, aussi bien du réalisateur que des comédiens, finissent par le rendre indispensable.
En effet, c’est un film qu’il faut regarder, un cinéma qu’il faut encourager, surtout quand on sait que la préparation d’un film en Tunisie ressemble à un long chemin de croix. Nos réalisateurs, notamment les plus jeunes, se trouvent souvent confrontés à des coûts rédhibitoires. Il serait utile de rappeler que d’autres jeunes réalisateurs sont en train d’apporter beaucoup de fraîcheur à notre cinéma et filment avec une impudence similaire à celle de Mehdi Hmili. Cela confirme l’émergence d’une Nouvelle Vague dans le cinéma tunisien.
Source : http://kapitalis.com/
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