Propos recueillis et introduits par Michel AMARGER
Correspondant à Paris, Africiné magazine (Dakar) pour Images Francophones – 15/12/2015
La relève du cinéma tunisien se conjugue au féminin avec la diffusion de fictions récentes, connectées aux changements de la société. Après l’engagement têtu des pionnières telles Nejia Ben Mabrouk (La Trace, 1988), Salma Baccar (La Danse du feu, 1995), Moufida Tlatli (Les Silences du Palais, 1994), une nouvelle génération de réalisatrices s’avance sous les feux des projecteurs.
En tête de ligne, Raja Amari qui signe Printemps tunisien, 2014, et aujourd’hui Leyla Bouzid, plébiscitée dans les festivals pour À peine j’ouvre les yeuxx, 2015. En prélude à sa sortie française, le 23 décembre 2015, il est tentant d’écouter les motivations de la jeune réalisatrice qui met en scène son premier long-métrage grâce à une coproduction entre la Tunisie, la France, la Belgique et le soutien des Émirats Arabes Unis.
À peine j’ouvre les yeux se situe pendant l’été 2010, quelques mois avant la révolution de janvier 2011 qui a chassé du pouvoir le président Ben Ali. On y suit les démêlées de Farah au coeur des révoltes qui vibrent dans la jeunesse de Tunis. Farah chante l’injustice et la corruption de la société avec un groupe de musiciens de rock, alors que ses parents espèrent qu’elle va suivre des études de médecine après son bac.
Mais Farah est rebelle aux mises en garde du système et le groupe se fait remarquer dans les bars de Tunis. Surveillés par la police, les musiciens enchaînent les morceaux dénonciateurs et rythmés, jusqu’à ce que Farah soit interceptée par les gardiens du régime. Confrontée aux luttes passées de sa mère, elle doit retrouver des raisons de chanter.
En cosignant ce scénario, Leyla Bouzid tente de cerner le malaise des jeunes Tunisiens aisés avant le changement de régime. Son propos est en résonnance avec les chants du groupe (textes de Ghassem Amami, musiques de Khyam Allami), filmé dans les bars et les locaux de répétitions, impulsant une belle énergie à cette fiction. Centrée sur les émotions de ses jeunes héros, et les échanges intenses entre Farah et sa mère, À peine j’ouvre les yeux révèle l’orientation intime de la caméra de Leyla Bouzid, ouverte aux événements de la rue.
La réalisatrice tunisienne, formée à la Femis de Paris, s’est signalée par son court-métrage de fin d’études, Mkhobbi fi Kobba (Soubresauts), 2012, très remarqué dans les festivals, lui aussi sensible aux relations des femmes de Tunisie. Cette inclination, visible dans le cinéma de son père, Nouri Bouzid, un des plus fameux réalisateurs du pays, trouve un nouvel élan avec À peine j’ouvre les yeux. Posément, le regard piquant sous sa chevelure brune, Leyla Bouzid revient sur l’élaboration de son film qui paraît séduire un public international.
De l’envie à l’écriture d’un projet
Comment est née l’idée de À peine j’ouvre les yeux ?
- La cause principale, c’est quand il y a eu la révolution en Tunisie. Beaucoup de gens ont tourné des documentaires, des reportages sur ce qui se passait au présent. Moi, je me suis dit : «Enfin on va pouvoir parler de l’époque de Ben Ali, on va pouvoir l’aborder au cinéma « . J’ai eu un désir très fort, immédiat, de revenir sur cette période, sur la paranoïa, l’atmosphère de peur en Tunisie, sur le fait qu’on ne parle pas. On a vécu très longtemps avec cette espèce de peur, de silence, des Tunisiens. On avait la certitude qu’il y avait des policiers partout et en même temps, on ne savait jamais si cette peur était justifiée, d’où elle venait. Donc ça m’intéressait de travailler sur cette période, notamment en 2010. Cet été-là, le dernier avant la révolution, il y avait une espèce de chape de plomb, une atmosphère de fin de règne. On n’aurait jamais dit qu’il y allait y avoir une révolution, mais on se disait qu’il y avait quelque chose qui allait finir et les langues commençaient à se délier. C’est vrai qu’il y avait une énergie de la jeunesse qui était étouffée, mais il y avait des élans, des initiatives. Quand il y a eu la révolution, j’ai eu le désir de le raconter, de me situer là. Par ailleurs, j’avais fait un court-métrage, Soubresauts, où il y avait un rapport mère-fille. Il suivait beaucoup plus le point de vue de la mère et, après ce film, j’ai eu le désir de reprendre quelque chose autour de ce thème, mais en suivant plus la fille. Dans Soubresauts, la fille est meurtrie dès le début et on suit la mère, mais on comprend qu’elle a un passé de fille très libre. Donc j’ai eu envie de suivre une fille très libre et de voir comment elle se confronte à la famille, à la société et puis au système même. Ces deux éléments ont été un peu à la source du film.
Comment avez-vous écrit le scénario avec Marie-Sophie Chambon ?
- J’ai commencé à écrire toute seule et à un moment, je sentais le besoin de dialoguer avec quelqu’un. Donc je suis allé voir la scénariste qui a travaillé avec moi sur Soubresauts, et qui a aussi travaillé avec moi à des films d’école. On a commencé à discuter et on a beaucoup travaillé dans la discussion. On se voyait une à deux fois par semaine, je lui parlais, elle me posait des questions. On construisait une structure schématique et je repartais avec mes réponses. Suite à ces discussions, j’écrivais, je lui envoyais, elle lisait, on se revoyait. Il y a eu toute une période comme ça où concrètement, c’est moi qui écrivais, mais dans la discussion on trouvait énormément de choses. Ça a duré trois ou quatre mois, puis j’ai pris du recul et j’ai écrit le premier jet. C’est donc une co-écriture, parce qu’elle a trouvé énormément de choses. Après le premier jet, je voulais écrire seule mais parfois elle reprenait des choses, des scènes et me faisait des retours sur une période qui a duré environ un an. La construction des personnages, la structure du film, on les a fait à deux. L‘écriture à proprement parler, c’était beaucoup moi et mon désir de le faire.
Avez-vous imaginé les interprètes du film, en travaillant le scénario ou les avez-vous trouvés après ?
- Le film est très écrit. Les personnages existent vraiment comme ils sont dans le film dès l’écriture. Puis quand je fais le casting, tous les acteurs que j’engage pratiquement sont des non-professionnels. Je prends des gens qui sont à la fois assez proches du personnage qu’ils incarnent pour lui apporter une certaine manière de parler, une certaine manière d’être, et en même temps, il faut qu’ils en soient assez éloignés pour que ce ne soit pas la fusion totale. Une fois que je les ai choisis, je travaille beaucoup à refaire les dialogues à leur manière. Donc on va relire les dialogues ensemble, les changer pour correspondre à leur manière de parler, improviser autour. Là, je réécris avec leurs expressions et je leur donne un texte proche de leur manière de parler. Du coup, ça leur permet de mieux jouer et de se reconnaître. Le personnage va vers la personne qui l’incarne, et celle-ci doit quand même faire du chemin vers le personnage.
Coproduire une vraie fiction tunisienne
Comment avez vous pu trouver les moyens de produire ce premier long-métrage de fiction ?
- En sortant de l’école de cinéma [Fémis, Paris, ndlr], je voulais absolument faire un long-métrage assez rapidement. Je savais que c’était difficile et qu’il fallait y consacrer énormément de volonté et d’énergie. Même si j’ai travaillé par ailleurs, j’ai consacré la première année, à la sortie de l’école, à l’écriture sans avoir de production. On a écrit avec mon amie scénariste sans être payées. Mais suite à mon court-métrage, j’avais été contactée par des producteurs qui sont revenus me voir régulièrement car je leur disais que j’étais en train d’écrire. Quand j’ai eu le premier jet, je l’ai envoyé et il y a eu une production intéressée. Dès la première version, les personnages étaient très aboutis et du coup, ils étaient d’accord pour partir en production très vite, en recherche de financements. Moi, j’ai continué à réécrire en permanence jusqu’à la veille du tournage.
C’était donc une production française mais dès le départ, il y avait une coproduction avec la Tunisie. Le fonds principal, c’est le ministère de la Culture tunisien. On a eu l’Aide aux Cinémas du monde, le Centre national de la Cinématographie et de l’Image animée, en France, et également un fond belge régional du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce sont les trois fonds principaux. Par la suite, on a accumulé d’autres caisses plus petites comme Visions Sud Est en Suisse, AFAC (The Arab Fund for Arts and Culture), qui est un fonds libanais, une aide au développement et à la post production d’Abu Dhabi (SANAD, Fonds de Développement et Post-production de Twofour54), plus une aide au développement de Dubaï international Film Festival. Ça constitue une somme assez importante et finalement, c’est une coproduction avec les Émirats.
Cette coproduction internationale n’a pas altéré l’expression de votre identité tunisienne, à travers le montage financier et la réalisation ?
- C’est une chose délicate. Quand on passe des oraux pour des fonds, parfois on vient nous dire par exemple : «Pourquoi vous ne le faites pas en français ?» ou des choses comme ça… J’ai quand même essayé d’être toujours dans une sincérité très forte. J’ai toujours revendiqué cette période de 2010 et on m’a dit : «Ah, mais la révolution et le présent sont très intéressants. Pourquoi vous ne faites pas un film sur le présent ?» Je répondais que le présent est tellement changeant que je ne me sentais pas capable de me situer dans le présent. En plus, l’époque de Ben Ali (*) a duré 20 ans, et je trouve que c’est très important d’en parler. C’est important pour la mémoire et ça constitue le projet. Je n’ai jamais vraiment changé mon axe et mon cap par rapport à ça. Et puis, je pense que la coproduction est une richesse parce que, malheureusement, en Tunisie il y a très peu de fonds. Si on s’en contente seulement, on ne se donne pas les moyens de raconter ce dont on a envie.
On peut voir le financement extérieur comme une richesse puisque tous les partenaires de la coproduction mettent de l’argent pour une histoire qui est tunisienne, portée par des acteurs tunisiens, qui est tournée à Tunis et raconte la Tunisie. Donc c’est une force pour le film qui est extrêmement ancré dans la réalité tunisienne, dans le vécu tunisien. J’ai beaucoup tourné de manière un peu documentaire, et ça implique aussi tout le rapport à la figuration. Ça peut être un piège de rentrer en coproduction mais ça peut aussi être une force, parce que c’est important d’avoir de l’argent et que le cinéma coûte cher…
S’inscrire dans la création de la Tunisie
Comment situez-vous votre film : dans la production tunisienne, dans celle du Maghreb, ou plus largement ?
- Je le situe vraiment dans une coproduction franco-tunisienne, avec d’autres pays qui se sont ajoutés ensuite. De par sa thématique, son histoire, c’est un film profondément tunisien et les sources de financement ne changent absolument rien. Après, il y a une chose importante, c’est qu’on a eu la chance d’avoir un distributeur français [Shellac Distribution, ndlr] et un vendeur international [Doc & Film International, ndlr] sur la base du scénario, dès le départ. C’était un avantage incroyable. Il n’y avait pas encore d’argent et ils se sont engagés à s’occuper du film et à le sortir. Comme un film existe aussi dans son rapport à la salle, on sait que ce n’est pas évident de trouver un distributeur et un vendeur sur des films du Maghreb, notamment des premiers films comme celui là, parlé en tunisien, sans casting particulier.
Tout en cultivant votre style personnel, sentez-vous une filiation par rapport aux films de votre père, Nouri Bouzid, qui est l’un des réalisateurs les plus marquants de la Tunisie ?
- Quoi que je fasse, que ce soit radicalement différent ou proche, il y a forcément un positionnement par rapport à son cinéma. Ce positionnement est obligatoire parce que c’est un cinéaste important et tunisien. Même les autres cinéastes tunisiens sont obligés quelque part, de se situer par rapport à lui. Donc que ce soit dans la filiation ou pas, ce positionnement est là. Lui dit que ce qu’il raconte avec les griffes, je le raconte avec la caresse. C’est vrai qu’il y a quelque chose de très social dans mon film, mais c’est raconté vraiment très différemment que lui. Aux autres de dire où sont les rapprochements…
Vous voyez bien quand même que vous mettez en scène quelqu’un de révolté contre la société… C’est un point qui vous rapproche ?
- Oui, mais lui, il met en scène des gens révoltés qui ont une blessure interne très profonde et très vive, et qui n’est pas possible à résoudre. Quand on commence le film avec Farah, mon héroïne, elle n’a pas de blessure profonde. Ses personnages à lui sont écorchés vifs, je ne pense pas que mes personnages le soient.
Mais ils semblent ne pas respirer…
- Ils étouffent, c’est vrai. Mais c’est par le sujet du film. Oui, on peut tisser des correspondances, des filiations et aussi des différences. Il faut que je fasse encore d’autres films pour qu’on les voit mieux.
Que représente pour vous, la projection de À peine j’ouvre les yeux aux Journées Cinématographiques de Carthage – JCC 2015 (**) ?
- C’est beaucoup d’émotion à titre personnel. Je n’assiste plus aux projections du film mais j’ai tenu à assister à celle des JCC, parce que c’est livrer le film à son public. Pour les Tunisiens qui ont vu le film avant, dans des avant-premières ou en France, ce film est leur film. Quand ils en parlent entre eux après une projection, ils me montrent plein de choses et j’ai envie de leur dire : » Mais vous savez, c’est moi qui l’ai fait, en fait… » En Tunisie, les gens en parlent comme si c’était leur film, donc ça leur appartient. Le film suscite du débat et j’espère qu’il peut réconcilier ma génération avec le cinéma tunisien qui pour elle, ne la représente pas.
Séduire un public élargi
Dans À peine j’ouvre les yeux, qu’est ce qui est le plus attractif pour les spectateurs, selon vous ?
- Moi je distingue le spectateur tunisien, ou au sens plus large arabe, et un spectateur occidental. Pour les spectateurs arabes et surtout la jeunesse, le film s’adresse à une génération de jeunes qui a un manque de représentation dans le cinéma arabe en général. On voit très peu de films sur les adolescents par exemple. Ici c’est quand même un film qui traite un peu de la sortie de l’adolescence. On voit très peu de films avec autant d’énergie. Donc je pense que le film s’adresse à une jeunesse sous-représentée et qu’il leur donne une voix. C’est une jeunesse très moderne, créative, qui se bat au quotidien par son existence même. Je crois que c’est la plus value du film pour ce public là. Et je pense que même un public plus âgé dans le monde arabe, va être aussi touché par cette jeunesse. C’est aussi le cas pour le spectateur occidental. Peut être qu’en plus, il y a une compréhension d’une situation de l’intérieur, de manière intime, sur ce qui a fait que ces régimes ont implosé. Ce n’est pas un film sur la révolution mais c’est un film sur l’intérieur du cheminement de personnages parmi d’autres qui ont contribué à cette révolution. Un public occidental va à la fois comprendre d’où c’est venu et voir des jeunes qu’il n’avait pas vus avant.
Vous mettez en avant les jeunes en parlant du film, mais il y a aussi la génération des aînés notamment les parents de l’héroïne. Leurs luttes et leur combat ont abouti à un résultat un peu décevant aujourd’hui, puisqu’il n’est pas évident. Cet aspect éclaire-t-il quelque chose par rapport à l’amertume de la jeunesse en Tunisie ?
- C’est vrai que je parle beaucoup de la jeunesse, parce que l’énergie du film est calquée sur l’énergie des jeunes. Mais le film raconte aussi comment cette génération des parents qui a abandonné, laissé de côté ses rêves, ses idéaux, va se réveiller finalement au contact de l’énergie de la jeunesse, et va en prendre conscience. Ils vont être contaminés par cette énergie et c’est vrai que le film est aussi un portrait de cette génération. Ça ne parle pas d’amertume selon moi, mais ça raconte qu’il faut continuer. C’est le début mais le chemin est encore long. Le départ de Ben Ali a été une sorte d’euphorie, de victoire, mais en fait il y a des chantiers très profonds, des problèmes très ancrés. Ce n’est pas en quelques mois ou en quelques années, qu’on va les régler, c’est un travail sur le long terme. La dernière réplique du film va dans ce sens, pour dire de continuer. On a besoin d’une révolution culturelle très forte, de réfléchir, d’émettre de la nouvelle pensée, d’avoir à la fois de la musique, du cinéma mais aussi de la littérature, de la réflexion autour de ce que sont nos pays, notre culture.
Le film est un élément de cela. Mais en fait, les espoirs de la génération des parents n’ont pas abouti à grand chose. Vous le soulignez plusieurs fois. Leur révolte et leur combativité se sont ils émoussés dans le quotidien ?
- Oui, c’est propre à la Tunisie. C’est la génération qui a grandi sous Bourguiba (***), qui a quand même un niveau d’éducation et de culture assez fort, qui a des croyances mais qui s’est laissée faire par cette idée de se dire que ce qui compte, c’est la qualité de vie. Bourguiba a instauré une sorte de dictature éclairée, donc on a eu l’habitude d’avoir une espèce de père de la patrie qui assure quand même un certain niveau d’éducation. Sauf que ça c’est enlisé petit à petit, jusqu’à vraiment se noyer complètement. Et à un moment, à force d’abandonner, c’est devenu très critique et du coup, même ces notions de valeurs, d’éducation, ne se sont plus transmises. Le film met cela en avant et il le rejette un peu parce que je pense que ça n’a pas été la solution. Aujourd’hui, il y a des gens qui ont l’impression que c’était mieux sous Ben Ali mais je crois que c’est faux. Tout ce qu’on vit aujourd’hui est le résultat de 20 ans de règne de Ben Ali, et l’extrémisme qu’il y a est le résultat de la dictature. À force d’étouffer, on aboutit à ça. Effectivement, le film est assez dur là-dessus. Il traite aussi de la terreur que subissent les jeunes, qui n’est pas une terreur religieuse, mais qui est une terreur du système. Il faut aller au bout des choses, en profondeur, et ne pas être dans une sorte de confort illusoire.
Pensez-vous qu’il y a plus de dynamisme avant une révolution comme celle qu’il y a eu en Tunisie, qu’après ?
- Non, il y a beaucoup de dynamisme aujourd’hui. S’il y a quelque chose qu’on a gagné, c’est le dynamisme, la parole qui s’est libérée, la meilleure et la pire aussi. C’est une sorte de magma de paroles mais il y a aussi beaucoup d’associations qui se sont créées. La société civile tunisienne est incroyable et c’est vraiment un acquis énorme. J’espère que c’est notre garant pour l’avenir.
Marier les chants et les images
«À peine j’ouvre les yeux» est le début d’une chanson qui donne le ton du film. Il repose aussi sur plusieurs scènes de concert. Comment avez-vous conçu les chansons que vous cadrez ? Ont-elles été écrites avant ou pendant le tournage avec les musiciens ?
- Toutes les musiques ont été faites pour le film. C’était le gros défi du film et pendant la préparation, j’ai douté et je me suis dit : «On ne va jamais y arriver…» Au départ, dans le scénario, il y avait des chansons avec des thématiques précises, des textes indicatifs avec des couleurs d’émotion, c’est à dire : la chanson mélancolique, la chanson énergique, etc. Les chansons suscitaient une réaction dans le film, donc elles avaient une fonction dramaturgique. C’était assez précis. Pendant l’écriture, je suis allé voir un ami, Ghassen Amami, un jeune Tunisien qui écrit en dialecte. Il est encore peu connu et je lui ai demandé d’écrire les textes. C’étaient comme des textes de commande. Par la suite, j’ai rencontré beaucoup de musiciens parce que je voulais du oud électrique. J’avais écrit la composition instrumentale du groupe, j’avais déterminé les instruments, le style. J’ai eu du mal à trouver puis j’ai fait une rencontre incroyable, celle de Khyam Allami, ce musicien iraquien qui vivait depuis trois ans à Tunis. Je l’ai entendu dans un concert à Paris, par hasard, et il fait du oud. Quand je l’ai vu en concert, ça a été l’évidence et quand on s’est parlé, le dialogue a été immédiat. On était sur la même longueur d’onde. J’étais déjà sur le casting de la fille qui joue le rôle principal pour laquelle j’hésitais. Il la connaissait et par la suite, il a participé au casting des autres musiciens avec moi. Il a écrit pour la voix de Baya Medhaffer qui n’est pas une chanteuse professionnelle. Je tenais à ce que ce soit de la musique live donc que les jeunes soient tous des musiciens, qu’elle chante pour de vrai avec un certain niveau. Il a écrit pour eux, il les a fait répéter deux semaines avant le tournage. Quand on a commencé à tourner les scènes de musique, c’était tout le temps du live. Si on refaisait la prise dix fois avec plusieurs axes, ils refaisaient la musique et les figurants assistaient vraiment à la même chanson. Ça a boosté le tournage parce que tout le monde était emporté par la musique que ce soit les techniciens ou les jeunes musiciens.
Vous sentez-vous plus à l’aise dans ces scènes de live, de chants dans les bars, ou plutôt dans les séquences intimistes quand il y a deux personnages qui se confrontent ?
- J’ai eu du plaisir à faire la totalité du film. Mes courts-métrages sont très intimistes, donc c’était une nouveauté pour moi de faire ce film avec la musique. J’ai écrit pour des lieux que je connaissais très bien, que les Tunisiens connaissent, comme Le Bœuf sur le toit, le Bar Plage, etc. Ce sont des lieux que j’aime beaucoup et que j’avais envie de filmer. C’était un énorme plaisir de filmer cette atmosphère, ces jeunes, et même les scènes de police qui sont très compliquées.
Vous sentiez-vous portée par ce projet ?
- Oui et ce qui est beau, c’est qu’il y a eu une adhésion forte sur le scénario de la part de tous ces non-professionnels qui jouent dans le film, mais aussi de la part de l’équipe et du musicien. Pour la plupart d’entre eux, c’est une première fois. C’est vrai pour les gens qui ont joué mais aussi pour les techniciens. Le chef opérateur, c’est le premier long-métrage qu’il fait, ma coscénariste aussi. Le monteur, c’est son deuxième long-métrage et le musicien, c’est la première fois qu’il fait une musique de film. Tout ça a été quelque chose d’assez fort. Je voulais par exemple, tourner dans la gare routière ou dans le train, pour avoir des gens, des lieux. Ce n’est pas quelque chose de typique en Tunisie. C’est très rare de faire un film comme ça avec plein de non-professionnels, avec un budget «aussi important » pour un film tunisien. C’étaient des défis. Les gens m’ont suivie et on était portés. Je pense que ça se sent dans l’énergie du film.
Ça vous motive à continuer vite ou vous voulez prendre le temps d’accompagner ce film encore ?
- À la fin du montage-image j’avais envie d’enchaîner très vite, donc j’ai commencé un peu à écrire. Après, quand le film a été vraiment fini, c’était difficile d’invoquer l’énergie concrète que nécessite la naissance d’un projet sans que celui là soit vu et projeté. Là, ça a commencé, je suis en train de me recharger. Le sujet que j’ai envie de faire commence à mûrir aussi. J’ai plus d’envie et de force pour me replonger dans un projet, par contre j’ai beaucoup moins de temps. La sortie tunisienne comme la sortie française, c’est quand même un enjeu énorme. Quand cela sera passé, je pourrai un peu relâcher. C’est mon premier film et j’ai besoin de rencontrer les gens, donc je l’accompagne énormément et c’est assez beau.
Propos recueillis et introduits par Michel AMARGER
Correspondant à Paris, Africiné magazine (Dakar) pour Images Francophones
NOTES :
- (*) Zine el-Abidine Ben Ali, né en 1936, est président de la République tunisienne du 7 novembre 1987 au 14 janvier 2011.
- (**) Les 26èmes Journées Cinématographiques de Carthage ont lieu du 21 au 28 novembre 2015, à Tunis. À peine j’ouvre les yeux figure dans la Compétition officielle et obtient le Tanit de Bronze. Dans la Compétition première œuvre, il reçoit ex-aequo le Prix du jury TV5 Monde. Parmi les Prix parallèles, il remporte le Prix pour le meilleur décor attribué à Raouf Hélioui, ainsi que le Prix Fipresci remis par la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique.
- (***) Habib Bourguiba, né en 1903, décédé en 2000, est président de la République en Tunisie, du 25 juillet 1957 au 7 novembre 1987.
Son premier long-métrage sort en salles le 23 décembre 2015 en France (distribué par Shellac) et le 17 février 2016 en Suisse (distribué par Trigon-Film).
Source : http://www.imagesfrancophones.org/ficheGrosPlan.php?no=13365
Poster un Commentaire
Vous devez être connecté pour publier un commentaire.