L’HYMNE À LA LIBERTÉ DE LEYLA BOUZID

VIDÉO-CRITIQUE. Une fenêtre sur le passé, la Tunisie de Ben Ali, pour mieux dire le présent. Voilà l’exercice auquel s’est livrée Leyla Bouzid dans son film «À peine j’ouvre les yeux». Percutant.

Par Anaïs Heluin – Le Point.fr – Publié le 30/12/2015.

Farah a l’âge des premiers émois. L’âge de l’amour et de la révolte, mais pas encore celui de l’indépendance. Du moins, pas tout à fait. Visage rond aux yeux rieurs, entouré de boucles fougueuses, l’héroïne du premier long-métrage* de Leyla Bouzid – fille du célèbre réalisateur Nouri Bouzid – est un pied de nez au gouvernement de son pays. La Tunisie de 2010. Chez cette jeune fille de 18 ans incarnée par la superbe Baya Medhaffar, tout est sourire, tout est gourmandise. Un peu comme chez le personnage éponyme de La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, film auquel Leyla Bouzid a participé en tant qu’assistante à la mise en scène. Mais, en dictature, le poids d’un mot ou d’un baiser n’est pas le même qu’en démocratie, aussi malade soit-elle. Farah est pourtant moins marginale qu’Adèle. Elle n’a pas le goût des filles. Elle veut juste rire et chanter. Aimer son petit ami, Borhène. Portrait d’une jeunesse muselée, À peine j’ouvre les yeux résonne fortement avec les arrestations récentes de jeunes artistes sous le couvert de la loi 52.

À peine j'ouvre les yeux
L’affiche du film À peine j’ouvre les yeux de Leyla Bouzid. © Shellac

Au seuil de la révolution

Autour de Farah, la «zatla» –  résine de cannabis – circule. Certains membres de son groupe en consomment. Un soir de tristesse, l’un d’entre eux lui en propose. Elle fume un peu, tousse et lui rend la cigarette. Plus tard, dans une scène d’interrogatoire, un policier évoque le résultat d’un test de dépistage. Positif, bien sûr. Leyla Bouzid aborde la pénalisation de la consommation de cannabis comme elle traite de toutes les autres atteintes à la liberté sous le régime de Ben Ali. Avec délicatesse. Par la seule expression de ses comédiens et une poignée de mots bien choisis.

Si la réalisatrice «condamne cette loi qui, hier comme aujourd’hui, est utilisée comme prétexte à l’arrestation de personnes jugées gênantes par le gouvernement», elle le fait sans discours. Depuis la révolution, la production de documentaires a fleuri en Tunisie. À peine j’ouvre les yeux annonce un retour à la fiction pure. Laquelle, selon Leyla Bouzid, «sans faire l’économie du politique, qui depuis 2011 fait partie du quotidien tunisien, peut la dire autrement que le documentaire». Avec une légère distance, qui permet de parler du présent sans s’embourber dans les méandres de la politique actuelle.

Pour Leyla Bouzid, le temps de la fiction sur la révolution n’est pas encore venu. Une des rares fictions sur cette période réalisées jusqu’à présent, Dicta Shot de Mokhtar Ladjimi, en compétition officielle long-métrage avec À peine j’ouvre les yeux aux dernières Journées cinématographiques de Carthage (21-28 novembre 2015)**, donne raison à sa prudence. Situé dans un asile pour opposants déguisé en centre pour handicapés, ce film prometteur, sa première partie durant, sombre dans l’anarchie au moment où survient la révolution. Cris, sang et pleurs succèdent à la retenue pleine d’ironie et à la poésie du début. En restant au seuil de la révolution, Leyla Bouzid demeure dans la poésie.

Le groupe de musiciens dont Farah (Baya Medhaffar) est la chanteuse dans À peine j’ouvre les yeux de Leyla Bouzid. © Shellac

Un passé très présent

Entre un plan rapproché sur un baiser timide mais passionné et une scène de séparation – Farah, le visage défait après son arrestation, s’éloigne de Borhène –, À peine j’ouvre les yeux passe du rire aux larmes avec la même rapidité que la Tunisie actuelle. «Ces dernières années, la Tunisie ne cesse d’osciller entre pessimisme et enthousiasme. Avec, à présent, un penchant pour le premier état. Surtout chez les jeunes, complètement désillusionnés par rapport à la révolution», observe la réalisatrice. Farah n’est donc guère très différente des Tunisiens qui, comme elle dans le film, vont bientôt passer leur bac. «Une jeune fille qui chanterait aujourd’hui comme le fait Farah risquerait de subir le même traitement». De se faire arrêter par la police pour chanter avec son groupe ce que la plupart des Tunisiens pensent tout bas. Dans le film, des chansons rock composées par Khyam Allami, du groupe Alif Ensemble. «Une jeune fille de 17 ans a été arrêtée au Kef il y a quelques jours, simplement pour avoir dénoncé la destruction d’un café historique de sa ville. Farah est victime de la même violence».

À peine j’ouvre les yeux est un constat d’échec. En y montrant combien le passé est miroir du présent, Leyla Bouzid est pourtant loin de dire son découragement. Encore moins celui de la Tunisie. «Si la génération de nos parents a souvent dû faire des compromis avec ses idéaux, la jeunesse actuelle tient bon. Pour preuve, la mobilisation autour des trois artistes arrêtés en décembre, qui a débouché sur leur libération». Lorsque Farah ne répète pas avec ses amis, elle se heurte d’ailleurs à l’autorité de sa mère Hayet, interprétée avec force par la chanteuse et artiste Ghalia Benali. Laconique, mais passionnée, cette relation est de loin la plus complexe et intéressante du film.

Image du film "À peine j'ouvre les yeux"
Baya Medhaffar (Farah) et Ghalia Benali (Hayet) dans À peine j’ouvre les yeux de Leyla Bouzid. © Shellac

Se souvenir de la paranoïa

Entre Farah et Hayet, l’amour ressemble à la haine. Il est plein de non-dits. Sans la prévenir, la mère inscrit sa fille en faculté de médecine. Apprenant que Farah a fêté sa mention très bien au bac à chanter avec ses amis dans un bar d’hommes, Hayet lui fait promettre de quitter son groupe. Ces scènes sont les seuls moments « spectaculaires » du film. Peu doués pour mettre des mots sur leurs sentiments – excepté Borhène, dont la lettre écrite par le jeune poète Majd Mastoura et destinée à Farah dit en quelques phrases toute la complexité des rapports homme-femme dans les pays du Maghreb –, les personnages de Leyla Bouzid semblent nager dans une certaine confusion. Le signe, sans doute, des mouvements sociaux à venir. Et d’une surveillance constante, qui pèse sur le quotidien.

«Nous ne devons pas oublier la paranoïa qu’a suscitée chez tous la surveillance policière permanente des années Ben Ali. Oublier, c’est minimiser la valeur de la liberté, c’est laisser la place à un retour de la situation que nous avons renversée», dit la réalisatrice. À peine j’ouvre les yeux a donc aussi valeur de rappel. Et d’encouragement à la vie envers et contre tout. Car, si le sourire de Farah s’efface parfois, il ne tarde jamais à reparaître. Le Printemps ne se fait pas forcément qu’en une fois…

* À peine j’ouvre les yeux, 102 minutes, en salle en France depuis le 23 décembre, sortie en Tunisie le 13 janvier 2016.

** Le film de Leyla Bouzid y a obtenu le Tanit de bronze de la compétition officielle longs-métrages et le Prix du jury TV5 Monde de la Compétition de la première oeuvre.

Sourcehttps://www.lepoint.fr/


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