«J’aime les intellectuels» !
Propos recueillis par Fayçal Ben Fadhel – Le Temps du mardi 2 juin 1981
Taoufik Jébali veut se sentir responsable. Alors il a décidé de se constituer en groupe ! Il accuse les météores de la vie artistique en Tunisie. Ces gens qui se trouvent là par accident. «Les artistes de Dahmani», les appelle-il.
C’est difficile de le faire parler. Mais il a parlé quand même. Souvent pour dire quelque chose… En attendant, il fixe au public un délai : octobre, les retrouvailles ?
Tu viens de quitter «Phou». Qu’est ce qui s’est passé ?
- Quoi, qu’est ce qui s’est passé ?… Laisse tomber…
La nuit, c’est mieux. Je peux parler
Essayes
- Tu me coinces. J’aurai souhaité que cette question ne me soit pas posée. On aurait pu y arriver autrement.
Bon alors. Qu’est ce que tu fais ?
- J’ai quitté «Phou». C’est tout ce que je fais. Il y a des choses qui se passent dans le théâtre tunisien dans la mesure où il y a des attentes et que certains mouvements au sein des troupes sont perçus comme des échecs, ou disons que les gens sentent qu’il y a déception. C’est plutôt affectif comme attitude. Ceci revient à ce que je tiens à réduire la dimension de mon acte, qui n’est pas à l’encontre d’un groupe.
Mon acte démontre que notre métier n’est pas arrivé à une profondeur qui permettrait de percevoir ces mouvements comme naturels.
La différence n’est pas négation de l’autre.
Je veux dire que le rapport du travail artistique avec les groupes sociaux est faussé dès le départ. Et c’est la faute du producteur culturel.
Comment ça se passe, tout ça ? L’histoire de ce faux rapport…
- Malgré le rapport répressif, ou arbitraire, de mon attitude quand je propose un événement artistique imposé sur les espaces lieu et temps, il y a quelque chose d’erroné dans la réception de l’événement. D’un côté, il y a refus de cet événement en tant qu’acte indépendant. D’autre part il y a sa récupération par le récepteur en tant qu’instrument d’identification d’une société.
Là, c’est l’erreur du créateur. Il en est responsable parce qu’il crée la contre-théorie : l’artiste s’identifie à la société, il se propose comme un événement social, il joue l’acteur social.
À mon avis, l’art est acte : il joue ; la société est action : elle agit. Le «métayer» culturel croit qu’il fait partie de l’action sociale. Ainsi, il applique à son travail les mêmes lois qui régissent la société. Il est toujours soumis à ses contradictions. Il est celui qui suit…
Tu ne veux pas suivre les contradictions du milieu dans lequel tu agis ? N’est-ce pas ce que tu as fait dans le sketch «La nuit du 27», avec «Phou» ?
- Non. Pas du tout. S’il y a contradictions, ce sont les miennes. Je suis partie de la société quand je suis en rapport terre à terre avec elle. Une fois je dépasse ce niveau pour arriver à personnaliser mon être artistique, je n’ai rien à foutre avec les contradictions sociales.
Dans «La nuit du 27», l’ami d’Aissa a trahi sa classe. Il ne s’agissait pas de contradiction.
Je ne suis pas chargé de la tutelle d’une classe sociale et surtout quand il s’agit de la classe ouvrière. Mais, ça n’empêche qu’aucun état de fait n’existe : l’ami d’Aïssa a trahi pour des raisons personnelles, existentielles surtout. Le monde ne s’explique pas seulement par ses divisions économiques et sociales et ses rapports de domination. La lutte des classes est d’abord une lutte de classe dans la culture…
Justement, l’artiste ne cesse de vivre une contradiction essentielle : n’est-il pas celui qui s’exprime par et dans la culture des classes dirigeantes ?
- Absolument. Chaque force se dépasse sur tous les fronts comme elle peut. La Tunisie politique n’est pas la Tunisie culturelle et artistique, parce que la classe dirigeante n’a pas trouvé des artistes capables de défendre ses intérêts. Aujourd’hui, ce qui existe est le résultat d’une politique culturelle qui n’a pas les moyens d’appliquer sa politique.
Tu sembles vouloir justifier les faiblesses de la création artistique par le poids du politique…
- Non. Il y a une différence entre la décision politique et la concrétisation. Quand je dis que la vie artistique actuelle est le résultat d’une politique culturelle, c’est parce qu’on n’a même pas le luxe d’avoir une culture qui représente réellement l’idéologie du pouvoir ou la classe au pouvoir. Les artistes sont très décadents par rapport à la morale et à la culture du public, elles mêmes en voie de décadence. C’est là, la tragédie !
Dans le sens grec ?
- Ah oui, pourquoi pas ? Quand on dit drame c’est une épopée, alors que ce qui se passe ne répond à aucune loi naturelle. Ça dépasse l’humanité ?
Que peuvent les groupes de travail artistique ?
- Ce problème ne concerne peut-être pas tout le secteur artistique. Il y a des gens qui sont versés dans l’art un peu comme les météorites : ils n’ont aucun rapport ni avec l’art ni avec eux-mêmes, ni avec la société… Des artistes de Dahmani !
C’est facile d’accuser les autres…
- Je n’accuse pas. Eux sont des chefs d’accusation.
Comment tu te situes maintenant ?
- Où ?
Au café de l’international !
- Je me sens très bien. J’aime les intellectuels. J’adore les coins propres où il n’y a pas de bousculades. Je déteste toute pratique.
Est-ce l’abdication ?
- Non, «où est le raisin ?» Ce que je fais ne m’a pas été imposé. J’ai choisi. Il n’y a pas de quoi abdiquer. Je regrette de ne pouvoir continuer l’aventure avec mon groupe. Ça c’est un 2ème mouvement d’une symphonie pour la renforcer.
Comment comptes-tu y arriver ?
- Je vais me constituer en groupe !
C’est grave ça !
- Oui, c’est vrai… Je m’accorde un pouvoir d’exécution et plus de liberté dans la réalisation de mes projets artistiques. Ce que je ne pouvais pas faire dans un travail de groupe qui limite les horizons d’expression de chaque individu.
Je veux mon indépendance dans un projet où je me sentirai responsable dans la réussite ou dans l’échec. Je vais créer une nouvelle société où il y aurait le moins de quiproquos possibles, soit au niveau de l’organisation, soit de la conceptualisation ou visualisation du travail. Ce sera pour la rentrée prochaine. Octobre.
Propos recueillis par Fayçal Ben Fadhel
Le Temps du mardi 2 juin 1981
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