LE MOUVEMENT DES CINÉASTES EN TUNISIE — 1978-2010 (1) : CONTESTATIONS, VICTOIRES ET ÉCHECS

Par Férid Boughedir * – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 18-02-2011

Les cinéastes ont été trahis dans leur projet de développement du cinéma tunisien par l’ancienne «ACT-RCD», puis déçus par le gouvernement qui ne l’a jamais appliqué.

I – 1ère partie : la lutte pour un cinéma tunisien viable

De retour en Tunisie après un séjour à l’étranger pour raisons médicales, je viens de vivre une joie sans partage pour le cinéma tunisien en tant que membre fondateur de l’ACT (Association des Cinéastes tunisiens) avec, entre autres, Hassan Daldoul avec qui nous avons rédigé, en duo, les premier statuts en 1970 ; je suis particulièrement heureux que les cinéastes se soient réapproprié leur association. Une association confisquée par une seule et même personne, militant actif du RCD, qui s’est abusivement attribué une quasi «présidence à vie», en cumulant 7 mandats successifs, ce qui était inacceptable par rapport au processus démocratique prévu au départ.

Mais j’ai également été attristé de ne pas avoir été présent à cette journée historique et d’entendre dire que, dans le bouleversement post-révolutionnaire et son risque possible de confusion dans les objectifs, certains nouveaux membres de l’ACT auraient déclaré qu’il fallait également remettre en question le «Projet de développement du cinéma en Tunisie» mis sur pied par des cinéastes de toutes  générations en 2009-2010, et cela sous prétexte que ces revendications légitimes auraient été élaborées  dans la période de «l’ancien régime».
Cette position témoignant d’une grande méconnaissance de ce qu’a été jusqu’à aujourd’hui la lutte des cinéastes tunisiens, je voudrais, en tant que témoin et acteur de cette lutte, rappeler les faits, en espérant ne pas oublier de détails importants, et surtout en rappeler le facteur principal, à savoir que :

Depuis trente ans, les acquis du cinéma tunisien n’ont jamais été «offerts» par l’administration, mais toujours obtenus par la contestation et l’action revendicatrice des cinéastes.

1 – La contestation de 1978 et les lois de 1981

C’est l’ACT, alors fer de lance de la lutte pour des structures viabilisant le cinéma tunisien et dirigée à l’époque par Selma Baccar, qui a déclaré en 1978 de concert avec la FTCC (Fédération tunisienne des Ciné-clubs», alors dirigée par Nejib Ayed, et la FTCA (Fédération tunisienne des Cinéastes amateurs), alors dirigée par Radhi Trimech, le boycott de la 7° session des «Journées cinématographiques de Carthage». Pour arrêter le mouvement de revendications né de cette action, le ministre de la Culture de l’époque, Mohamed Yaâlaoui,  a alors accepté de s’asseoir avec les cinéastes pour qu’ils préparent le projet de développement du cinéma qu’ils réclamaient : dans un pays où le marché, trop petit, ne pouvait financer le cinéma  sans le soutien et la régulation du système : le cinéma par l’État, ce projet était basé sur une philosophie précise doit être financé non par la «charité» des subventions publiques, mais par des taxes provenant du marché audiovisuel national, avec pour : «qui tire profit du cinéma en Tunisie doit contribuer au financement du cinéma national». C’est ainsi que les nombreuses réunions de commissions et sous-commissions de cinéastes aboutirent aux lois de 1981, qui obligèrent les nombreuses salles de cinéma de l’époque à investir un pourcentage de leurs recettes, et les nombreux distributeurs de films à verser une contribution au Fonds de développement du cinéma  tunisien. C’est ce fonds, attribué par une «commission d’aide» où siégeaient des représentants délégués par les associations professionnelles et ensuite budgétisé, qui a soutenu financièrement tous les films qui ont historiquement fait exister le cinéma tunisien au plan national ou international.

2- La transformation du paysage audiovisuel

Mais vingt ans plus tard, le marché tunisien s’est complètement transformé. L’expansion de la télévision satellitaire et du DVD a largement contribué à vider les salles de cinéma et leurs recettes potentielles. En Tunisie, les films nationaux qui avaient obtenu des records absolus de fréquentation en salles de 1986 à 1996 commencèrent à vivre la décrue du marché des salles.

De nouvelles lois et de nouvelles structures pour développer quantitativement la production devenaient d’autant plus nécessaires que de nombreux jeunes, diplômés  des nouvelles écoles de cinéma ouvertes dans le pays, arrivent chaque année sur le marché et ont besoin de travailler. Les lois de 1981 devenant totalement insuffisantes et dépassées, les cinéastes ont alors réclamé la mise en place d’un nouveau système de soutien basé sur ces nouvelles réalités et notamment sur l’obligation des télévisions (qui passent plus de films de cinéma que !) à verser un pourcentage de leurs recettes dans le Fonds d’aide aux salles de cinéma. C’est le Maroc qui (après avoir déclaré s’être inspiré des lois «pionnières» tunisiennes de 1981 pour le soutien à son cinéma) est devenu à son tour pionnier en Afrique, en 1997, dans l’interaction du marché audiovisuel global. Et cela en obligeant, comme l’avaient fait avant lui la France et l’Espagne, les chaînes de télévision publiques et privées à investir un pourcentage de 5% de leurs recettes publicitaires dans le Fonds de soutien au cinéma. Cela a suffi pour multiplier quantitativement sa production ; il produisait comme nous en moyenne 3 longs-métrages de cinéma par an, il en produit 20 aujourd’hui, donnant du travail au plus grand nombre.

3- Perte des acquis et répression accrue : la nouvelle révolte des cinéastes

L’ACT, confisquée par un «président à vie» s’étant vidée de ses membres, la lutte syndicale proprement dite a été reprise par le «Syndicat des techniciens» fondé par Mounir Baâziz, tandis que les revendications de la profession pour de nouvelles structures étaient surtout reprises par la Chambre syndicale des producteurs de film dirigée par feu Ahmed Bahaeddine Attia.

Mais le mouvement des cinéastes devait connaître un sérieux échec en 2001 : estimant que l’ACT et les autres associations se bornaient désormais à des «marchandages d’intérêts personnels» au sein de la commission d’aide à la production, le ministre de la Culture de l’époque, Abdelbaki Hermassi, décida de ne plus laisser aux associations le choix de leurs délégués dans cette commission, mais de les nommer lui même. La situation est devenue beaucoup plus répressive : Mohamed El Aziz Ben Achour (actuel directeur avec son successeur général de l’Alecso) avait déclaré, à son arrivée en 2004, sa volonté «d’assainissement» du secteur du cinéma.

Malheureusement, et apparemment dans un souci sans doute excessif de «se couvrir», il l’a en réalité très gravement déstabilisé : cela par l’instauration de conventions particulièrement répressives entre le ministère et les cinéastes, la pratique systématique de «passe-droits» par rapport aux décisions de la commission d’aide, et l’instauration d’une censure systématique sur les scénarios et les films. J’en ai souffert personnellement : à la clôture des JCC 2006 que je dirigeais, et où j’avais refusé toutes les coupures que le ministre voulait faire dans «Making of» de Nouri Bouzid, le président du jury avait réclamé publiquement la liberté d’expression pour les créateurs. J’ai alors été puni pour cette  «offense», mon projet de film «L’Ange des paraboles», qui avait pourtant reçu l’accord de la commission d’aide (alors que je n’avais pas tourné de film depuis 1994!), a été bloqué durant plus de deux ans par le ministre (de façon à dépasser ses délais d’exécution) et je suis resté pendant cette période… interdit de séjour au ministère.
Devant cette politique répressive et devant l’immobilisme total quant aux demandes  légitimes de nouvelles structures réclamées par les cinéastes, la colère de ces derniers va finir par éclater : au plan national entre autres avec une série d’articles initiés par Ibrahim Letaïef, puis au plan international, notamment  dans un pamphlet paru en septembre 2008, quand l’hebdomadaire «Jeune Afrique», sous le titre «Tunisie cinéastes se rebiffent», dénonçait les nouvelles pratiques du ministère.

*Critique et historien du cinéma, professeur d’université, réalisateur

Auteur : * F.B.

Ajouté le : 18-02-2011

Source : http://www.lapresse.tn/


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