Par Neïla Gharbi – La Presse de Tunisie – 21 mai 2012
Discrète et peu productive, Rabiâa Ben Abdallah a toujours campé le rôle d’épouse au mari absent, alors qu’elle aurait voulu s’essayer dans des personnages différents. Mais c’est sa destinée. Professeur d’art dramatique, elle enseigne aussi bien la théorie que la pratique théâtrale et cinématographique.
Trois films ont marqué sa carrière : «Halfaouine» de Férid Boughedir, «La saison des hommes» de Moufida Tlatli et «Khochkhach» de Selma Baccar pour lesquels elle a obtenu divers prix.
Actuellement, elle propose depuis le 14 mai, dans un hôtel de la région de Lyon, une exposition de photographies intitulée Tunisie belle et rebelle. Une face cachée que nous ne lui connaissions pas.
Nous l’avons rencontrée à Nabeul, lors du Festival international du cinéma arabe qui lui rendait récemment hommage.
Entretien.
Comment êtes-vous devenue comédienne ?
- Cela remonte au temps où j’étais élève. Comme j’avais une bonne diction, je me suis mise à faire du théâtre scolaire. A la même époque, Dar Dziri, Dar Lasram et l’Association de sauvegarde de la Médina proposaient des programmes d’animation et d’encouragement à la lecture.
C’est dans ce cadre que j’ai commencé à découvrir tout un contexte socio-culturel propice. J’ai compris que la connaissance et le savoir ne sont pas que livresques et qu’il existe d’autres manières d’accéder à la culture.
Mais en réalité, je n’étais pas destinée à devenir actrice. Mes parents, de modestes notables, envisageaient pour moi une carrière d’enseignante.
C’est par hasard et en écoutant la radio que je suis tombée sur une annonce du Centre d’art dramatique qui cherchait des jeunes pour les former au théâtre.
Je me suis inscrite après un concours et me suis retrouvée avec Fadhel Jaïbi, Fadhel Jaziri, Mohamed Driss, feu Habib Masrouki et Rached Manaï, dont certains venaient de débarquer d’Europe avec leurs gros sabots et un rêve de changement du métier de théâtre.
Cette équipe m’a fait découvrir que le théâtre n’est pas seulement un texte, mais aussi un travail sur le corps. Avec le recul, je considère qu’ils ne m’ont pas formée; ils m’ont plutôt donné un avant-goût du théâtre.
Après cette formation, je me suis retrouvée avec une bourse à Paris à l’école Jacques Lecoq, puis dans un stage pour un atelier à l’Actor’s studio, car j’estimais que dans le film d’école de Skander Ben Slimane dans lequel j’avais un rôle, je surjouais.
J’ai appris, grâce à cette méthode basée sur la psychologie, à mieux contrôler mes émotions et à pratiquer un jeu intérieur que j’ai développé, notamment au cinéma.
Vous avez évoqué la question du contexte, par quoi se caractérisait-il ?
- C’était un contexte favorable à la littérature, au désir de savoir allier une rencontre d’information et de formation. Les outils pédagogiques mis à la disposition des jeunes leur permettaient de découvrir autre chose qu’un savoir livresque.
La femme avait plusieurs avantages sur la scène sociale, économique et professionnelle, mais malheureusement pas politique.
Même le théâtre tunisien commençait à se faire valoir par un certain discours. Je rêvais de devenir chanteuse, mais j’ai eu la chance de devenir actrice, ce qui n’est pas si mal.
Malgré une formation théâtrale solide, vous vous êtes dirigée vers le cinéma.
- Le théâtre reste mon premier amour. J’ai travaillé avec Souad Ben Slimane dans la pièce Une nuit de perdue qui revient de Ezzeddine Ganoun.
C’était un fiasco, mais l’expérience valait ce qu’elle valait. En tout cas, c’est la première fois qu’une pièce tunisienne réunissait un duo de comédiennes.
Puis, j’ai joué dans Les glas de Lassaâd Ben Abdallah et Nadia Ben Ahmed qui fut aussi un fiasco. Puis, après ces deux expériences théâtrales, je me suis retrouvée happée par le cinéma.
Votre aventure cinématographique a commencé dans Halfaouine de Férid Boughdir. Comment avez-vous appréhendé le rôle d’«Ella Jamila» ?
- J’ai contacté Férid Boughdir dont je connaissais déjà les films. Il m’a tout de suite acceptée pour le rôle d’«Ella Jamila» la mère, alors que je voulais celui de la cousine, mais il était déjà attribué.
J’ai ainsi retrouvé la Médina où j’ai vécu. On a tourné dans une maison, à deux pas de celle de mes parents. On a tourné dans le Hammam (bain maure) Saheb Ettabaâ que je connaissais déjà pour y avoir souvent été, lorsque j’étais enfant. La Médina a nourri mon imaginaire de petite fille, ainsi que tous mes sens.
Je n’étais pas très chaleureuse pour le rôle, mais je voulais avoir ma place dans la distribution. Je trouvais que j’étais un peu trop jeune pour jouer les mères.
Malheureusement, dans le cinéma tunisien, on confie à de jeunes actrices des rôles de jeunes filles mais une année après, on retrouve l’une d’entre elles dans un autre film mariée et flanquée d’une marmaille.
C’est dommage que les personnages féminins «vieillissent» trop rapidement dans nos films. Tandis qu’ailleurs, on prolonge leur jeunesse.
Lorsque j’ai tourné le rôle d’«Ella Jamila», j’étais encore jeune fille et je ne savais pas ce qu’être mère est. J’ai demandé à Férid Boughdir comment je devais aborder le personnage, il m’a dit «Ella Jamila est très calme».
Je me souviens avoir commencé les répétitions avec feu Mustapha Adouani qui a campé le rôle de l’époux de Jamila. Il fallait qu’il soit tout le temps énervé, en colère.
A un moment, il était ahuri et il m’a regardée en me disant : «C’est comme ça que tu vas jouer?». Il était désorienté, car il croyait que j’allais crier comme lui.
Je pense que j’étais dans le vrai, parce que dans la vie, lorsque quelqu’un hausse le ton, l’autre le baisse pour se faire entendre. Cela a été ma tactique.
Plus il hurlait, plus je me faisais discrète. Je me faisais toute petite. C’est une tactique, une stratégie de femmes, une ruse pour obtenir ce qu’elles veulent. Les femmes intelligentes le savent. Cela fait partie de leur combat.
Après Halfaouine et le succès qu’il a connu, vous avez sûrement eu d’autres propositions ?
- Je travaillais dans la pièce Le glas de Lassaad Ben Abdallah, lorsqu’un réalisateur, Ahmed Jemaï, qui a vu Halfaouine, notamment la séquence où Jamila lavait les pieds de son mari pour lui faire admettre la présence de sa cousine qu’il allait d’ailleurs draguer par la suite, m’a proposé de jouer dans son film Le vent des destins. Je suis devenue sa femme et j’ai dû le suivre en France, alors que je pensais m’établir en Tunisie.
Dans La saison des hommes de Moufida Tlatli, vous jouez également le rôle de la mère…
- Moufida Tlatli m’a contactée pour La saison des hommes, encore une fois pour le rôle d’une mère flanquée de deux filles et un garçon. Dans la vie, j’étais déjà mère.
J’ai travaillé le personnage d’une manière différente que celui de Jamila, côté subtilité. La réalité d’une femme Djerbienne n’est pas ma réalité. J’ai du aborder le rôle de Aïcha d’une autre manière que celui de Jamila.
Autant le mari de cette dernière est omniprésent, même avec son sale caractère, autant pour Aïcha, l’absence physique, charnelle, affective de l’homme, durant onze mois, est insupportable. Dans sa tête, elle a toujours rêvé d’un homme à ses côtés, même s’il est désagréable.
L’odeur de l’homme et sa virilité sont pour elle un besoin indispensable. Le film est un huis clos qui rappelle l’insularité des Djerbiens. En fait, c’est un huis clos dans un huis clos. Moufida Tlatli a beaucoup travaillé sur la notion d’absence de l’homme.
Comment avez-vous abordé le personnage de Aïcha, de l’intérieur ?
- En essayant de trouver un rythme intérieur. Comment nourrir l’intériorité qui ressemble à une petite flamme qu’on a à l’intérieur de soi et qui ne nous quitte jamais. Quelqu’un disait «Peu importe que l’acteur soit vrai ou pas», l’essentiel est de trouver un ton juste.
L’actrice française Isabelle Huppert dit : «Jouer c’est se soustraire ou ajouter». Etes-vous d’accord avec ce qu’elle avance ?
- Je suis tout à fait d’accord avec elle. Se soustraire, c’est être humble, modeste, se mettre à un degré minime pour pouvoir alimenter, par petites touches, le jeu car le personnage ne peut pas être de bout en bout le même. Je suis outrée de voir des acteurs jouer de la même façon, soit dans l’hystérie, soit dans l’effacement total.
Il faut colorer le jeu, donner au personnage une raison à son acte ou à son comportement. Quand on nourrit suffisamment son personnage et qu’on lui construit un passé, on travaille sur l’ici et le maintenant. C’est à ce stade que le cinéma rejoint le théâtre, parce qu’au théâtre aucune représentation ne ressemble à une autre.
Le dernier film dans lequel vous avez participé est «Khochkhach». Comment avez-vous vécu l’expérience avec Selma Baccar ?
- Elle avait presque désespéré de me trouver, car j’étais à Lyon et elle n’avait pas mon adresse. Elle a contacté le consulat pour me joindre.
J’ai lu le script et lui ai fait des remarques sur l’ensemble : le Bey décadant qui m’a rappelé Louis XIV et la société qui a gravité autour de lui.
D’un côté, j’étais très attirée par le personnage de Zakia et de l’autre côté, j’avais peur. Je n’ai jamais fait part de ce sentiment à Selma. J’ai dû me faire coacher pour ce rôle.
Zakia, voilà encore une fois un rôle d’une mère, avec un mari absent…
- Je crois que c’est ma destinée. Si ce sujet est redondant dans les films tunisiens, cela veut dire que cela correspond à une réalité. Je pense que quand les réalisateurs tunisiens ont besoin d’une actrice forte pour prendre en charge un personnage lourd, ils font appel à moi. Cela m’honore.
Je devais travailler sur le passé et le présent de Zakia, sur le personnage lorsqu’il était en état normal et lorsqu’il était en manque de «Khochkhach».
Zakia est un rôle éprouvant physiquement, parce qu’il fallait être dans des états différents. J’étais vigilante pour ne pas tomber dans la facilité.
Duquel des trois personnages, vous sentez-vous la plus proche ?
- Je les revendique tous, parce qu’ils font partie de moi et parce qu’il y a une partie de moi-même dans chaque film et dans chaque personnage.
Pour «Khochkhach», j’ai eu deux fois une chute de tension, mais malgré cela et une fois la journée de tournage terminée, je laissais Zakia dans la loge et je rentrais tranquillement chez moi. Je ne comprendrai jamais les acteurs qui restent habités par un rôle.
Quelle est la différence entre un réalisateur et une réalisatrice ?
- Je ne sais pas trop. Férid Boughdir était cool dès le départ il m’a fait confiance. Il faut dire que la nature du film est légère. Je me demande pourquoi on ne fait plus de films dans ce style.
Avec Moufida Tlatli, je l’ai bombardée de questions avant le tournage pour ne pas perdre de temps, car il y avait des choses que je ne comprenais pas. Mais il y avait une sorte de consensus entre nous.
Le regard d’un homme est-il différent de celui d’une femme ?
- Férid Boughdir se contentait d’un jeu extraverti. Il voulait donner l’image d’un corps féminin exposé, alors que pour Moufida Tlatli et Selma Baccar, ce qui est mis en évidence, c’est la souffrance. Pour elles, le corps qui se donne à lire, tandis que pour Férid Boughedir, le corps se donne à voir.
Dans «Khochkhach», lorsque Zakia s’égratigne les cuisses, elle le fait par manque d’affection et d’amour charnel. Même chose ressentie par Aïcha dans le film de Moufida Tlatli, quand elle accompagne sa fille dans la chambre du professeur et commence à sentir l’odeur de l’homme dans son linge. La douleur et la souffrance est à lire dans ces corps meurtris, endoloris et privés d’amour.
Est-ce que vous êtes en train de suivre le parcours du cinéma tunisien ?
- J’en ai une petite idée. Mais depuis le 14 janvier 2011, je suis davantage l’actualité politique et sociale. Nouri Bouzid, que j’ai rencontré durant les JCC 2010, m’a proposé le rôle de la mère dans son film Mille feuilles.
Il m’a envoyé le script que l’ai lu, avant de lui faire part de mes impressions sur le rôle en question, ainsi que sur celui de la tante perverse qui m’intéressait.
C’est l’intensité du personnage, tout en subtilité, qui me plaisait, alors que le rôle de la mère ne pouvait rien m’ajouter. Malheureusement, je n’ai plus eu de nouvelles de Nouri Bouzid qui, par correction, aurait dû me recontacter pour me dire qu’il me refusait le rôle.
Avec quel réalisateur aimeriez-vous tourner ?
- Je reste ouverte à toutes les propositions et je ne pense pas que le réalisateur fait seul, le film. Il y a un ensemble de compétences qui contribuent à la réussite d’un projet. En tout cas, un bon acteur n’est rien sans une bonne direction.
Trois films pour une carrière de près de 25 ans, n’est-ce pas insuffisant ?
- Effectivement, tout le monde me le dit. Je ne sais peut-être pas me «vendre». Pourtant, pour le seul rôle de Zakia dans «Khochkhach», j’ai reçu six prix, mais personne n’a fait appel à moi.
Savoir se vendre, c’est culturel. Je ne me verrai jamais courir derrière un rôle. J’ai tellement peur d’être tributaire d’un coup de fil ou d’une proposition.
Je me suis orientée vers l’enseignement pour être à l’abri de ce besoin. En France, on m’a souvent proposé des rôles de bougnoule que j’ai refusés.
Que pensez-vous du festival international du cinéma arabe qui a choisi de vous rendre hommage ?
- Je suis contente que ce genre de manifestation puisse exister hors de la capitale. La culture est trop concentrée à Tunis. Je suis également contente que l’hommage qu’on m’a rendu, ait lieu après le 14 janvier 2011, même bien après la sortie de «Khochkhach».
Avant la révolution, j’ai été contactée à deux reprises par la présidence de la République, mais j’ai toujours trouvé le moyen de me débiner, car je reste fidèle à mes convictions politiques, sociales et culturelles.
Il y a des valeurs morales que je défends et qui me permettent d’être à l’abri des aléas du métier. Après tout, c’est moi qui ai interprété les rôles les plus lourds et j’en suis fière.
D’autre part, je suis heureuse d’avoir incarné des personnages de femmes, pas toujours libres ni épanouies. On peut dire que la thématique de la femme constitue une cause et que le combat est loin d’être terminé…surtout après la révolution.
Source : http://www.lapresse.tn
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