HINDE BOUJEMAA — ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE ET SCÉNARISTE HINDE BOUJEMAA

Votre court-métrage «Et Romeo a épousé Juliette» était déjà une radiographie du mariage, tout comme votre documentaire «C’était mieux demain» questionnait les rapports hommes-femmes. En quoi ont-ils nourri «Noura rêve» ?

  • Quand je tournais mon documentaire «C’était mieux demain», j’ai suivi une femme pendant un an et demi lors de la révolution arabe. Je l’ai accompagnée pendant sa recherche désespérée d’un toit et sa tentative de se reconstruire une vie. La révolution a donné l’illusion qu’on pouvait tout effacer et recommencer à zéro. Les événements ont provoqué ce flottement mais, bien sûr, avec le temps, on s’est rendu compte qu’il n’en était rien.
    Le fait d’avoir vécu pendant un an avec une femme dans une situation précaire a secoué beaucoup de choses en moi et nourri mon film. C’était une révoltée, prisonnière d’elle-même avant d’être prisonnière de la société. J’ai rencontré beaucoup d’autres femmes grâce à elle et entendu énormément d’histoires, ce qui m’a amenée vers la fiction. Le fait d’être avec ces femmes et d’œuvrer au sein d’une association a été le point de départ. J’aurais pu poursuivre dans la voie du documentaire, dans la mesure où ces récits se rejoignent et que le combat est toujours plus ou moins le même. Mais ce n’est pas un combat de victimes. J’en ai assez qu’on victimise la femme. Je ne fais pas du cinéma pour défendre les droits des femmes. Je le fais en parallèle, dans le cadre de campagnes engagées auxquelles je participe. Mais le cinéma ne me permet pas de faire cela. Je raconte les rapports humains, les relations hommes-femmes qui resteront toujours une question sans réponse pour moi. Je cherche avec «Noura rêve», comme je cherchais avec «Roméo et Juliette», à explorer la lassitude dans le couple et ce côté irrationnel de l’amour.
    De manière générale, une femme qui aime ailleurs n’est pas perçue de la même manière qu’un homme qui se l’autorise. Dans le monde arabe où les réactions sont plus violentes, c’est inacceptable socialement.

En Tunisie, la loi sur l’adultère prévoit les mêmes sanctions pour les deux amants, mais on constate que les plaintes émanent surtout des hommes. Vouliez-vous dénoncer cette loi ?

  • Les hommes se saisissent surtout de cette loi car l’ego de la femme n’est pas blessé de la même manière. Elle va prendre sur elle et se dire qu’elle n’est pas assez bien.
    Alors que l’ego de l’homme est social. «Qu’est-ce qu’on va penser de moi ?». Cette préoccupation fait toute la différence. Il est plus facile pour les hommes d’aller porter plainte avec une loi qui les aide. Il faut dénoncer cette loi sur l’adultère en Tunisie qui est complètement ridicule et qui prévoit de deux mois à cinq ans d’emprisonnement pour les amants. C’est un sujet complètement tabou dans le monde arabe qu’il faut questionner. On ne doit pas se faire arrêter parce qu’on aime ailleurs ou que l’on trompe. L’État n’a pas à intervenir là-dedans.

En accomplissant une vengeance brutale, que cherche le mari trompé ?

  • Jamel va dans un endroit où on ne l’imaginait pas. On l’attend dans un type de violence plus primaire qui consisterait à porter des coups ou à recourir au harcèlement. «Tu prends ma femme, je vais te montrer qui est l’homme».
    Il se venge de manière inattendue et c’est cela qui fait le cinéma. C’est aller chercher un personnage qui ne nous mène pas vers quelque chose de prévisible. Le travail sur le personnage se trouve dans ces nuances. Mon film n’est ni un reportage, ni un documentaire. Il explore la nature humaine. Pourquoi le mari n’aurait-il pas une perversité que l’on sent d’ailleurs dès le début chez lui ?

L’emprise que Jamel exerce sur Noura et sa famille atteste d’un vrai travail documentaire. Pourquoi était-il important toutefois de le nuancer ?

  • Cette situation s’est en effet nourrie de témoignages et de nuits entières passées au sein des familles. J’étais en immersion et en observation. Le personnage de Jamel, tout violent qu’il est, a aussi des moments doux avec ses enfants. Il arrive chez lui, fait le ménage. Il se comporte différemment à l’extérieur, rigole et donc a une autre dynamique.

Les enfants, dans cette configuration familiale troublée, ne sont pas accessoires. Ils sont constamment dans le conflit et dans les scènes.

  • Les trois enfants que j’ai choisis ne sont pas du tout acteurs et viennent du milieu que je décris. Ils ont aidé les acteurs, qui sont de grandes stars, à aller vers eux et à appréhender ce qu’ils vivaient tous les jours à la maison.
    C’était l’équilibre le plus difficile à trouver. Ils sont toujours là et je les ai filmés beaucoup plus que ce que l’on peut voir dans le film. Mais je devais rester centrée sur Noura et ses deux hommes. Les enfants subissent une violence au quotidien. Quand le père les met dehors, ils sortent mais n’éclatent pas en sanglots. Je voulais montrer cette habitude à la violence.

Tous vos acteurs sont utilisés à contre-emploi. Star glamour, Hend Sabri est dépouillée de tout artifice. Humoriste, Lotfi Abdelli endosse quant à lui un rôle très sombre…

  • Je suis allée d’abord vers ces acteurs car j’aimais leur sensibilité qui s’accordait aux personnages que j’avais en tête. Hakim Boumsaoudi, qui joue l’amant, est employé lui aussi à contre-emploi. C’est un clown dans la vie et un amoureux qui ne s’est jamais marié. Emmener Hend Sabri dans un univers qu’elle ne connaissait absolument pas était un enjeu, pour elle comme pour moi. Elle devait parler le tunisien d’une manière qu’elle avait complètement perdue car cela fait quinze ans qu’elle habite en Égypte. Quand elle vient en Tunisie, elle parle bien sûr la langue, mais il y a des tournures de phrases, des accents qu’elle a dû réapprendre. Elle a fait un travail de titan pour casser son allure sophistiquée. Lotfi Abdelli et Hend Sabri ont donné énormément d’eux-mêmes. Mon plus gros challenge sur ce film était le travail avec les acteurs. Hend Sabri a accepté de jouer démaquillée. En tant que réalisatrice, je voulais la réinventer et je pense lui avoir offert un rôle qui lui a permis aussi de le faire. Le personnage qu’interprète Lotfi Abdelli n’était pas évident pour lui non plus. Non pas par rapport à ce milieu qu’il connaît, mais parce qu’il est papa maintenant. Dès la fin du tournage, il est allé se raser car il ne pouvait plus composer avec ce personnage, même si en explorer le côté sombre le stimulait. Lotfi est quelqu’un de très instinctif, tout comme Hend. Ils fonctionnaient très bien ensemble. Hakim Boumsaoudi a réussi à trouver un équilibre dans le film, face à ces deux monstres de cinéma, ce qui n’était pas simple. Il a fait lui aussi un énorme travail pour faire exister son personnage.

Où se situe votre film ?

  • Dans le sud du centre-ville de Tunis. On aperçoit d’ailleurs le lac de Tunis. Il s’agit d’un quartier très populaire. Nous n’avons rencontré aucun problème pour les autorisations de tournage et le film va sortir là-bas. La scène du commissariat a été tournée dans une ancienne église, en plein centre-ville. Sous Ben Ali, elles ont été transformées en commissariats ou en centres pour dépister les toxicomanes.

La confrontation au commissariat constitue un moment de grande tension. Comment avez-vous élaboré cette scène ?

  • C’était l’une des plus difficiles à tourner. Il s’agissait au départ d’un plan séquence de douze minutes qui a épuisé les acteurs. J’ai fait d’autres choix de montage par la suite.
    Pour des questions de rythme et d’esthétique générale, j’ai choisi de le découper. Cette scène était difficile aussi par rapport au décor et à l’atmosphère qui y régnait. Le lieu est toujours chargé des tortures perpétrées sous Ben Ali.
    Je pense que les murs racontaient encore cette histoire.
    Pour les femmes de l’équipe, c’était dur également car nous nous trouvions dans un environnement très masculin.
    Dans cette scène, Noura n’est entourée que d’hommes.
    Là encore, il fallait doser pour donner une part aux hommes et ne pas nous focaliser uniquement sur Noura.
    Nous sommes aussi avec l’amant qui a été spolié dans cette affaire, à cause de la corruption. Il le dit lui-même : «Je viens porter plainte et je me retrouve accusé».
    C’est un film où tout le monde ment. Noura est une menteuse et c’était important pour moi de le montrer, car souvent, dans les films, les femmes sont des saintes. Tout le monde se protège dans cette scène. Le mari protège sa femme. Il pourrait la dénoncer et faire encourir aux deux amants cinq années de prison. Il l’aime tellement qu’il ne la dénonce pas. C’est une manière d’aimer insensée.

Le film baigne dans une tonalité terne, loin de la lumière solaire habituelle associée à la Tunisie. Comment avez-vous travaillé la photographie ?

  • C’est lié à ma mixité. Je suis belgo-tunisienne. On retrouve mes deux cultures dans le film. Je suis très attirée par les peintres flamands et je suis allée à Bruges de nombreuses fois. Ces couleurs m’ont influencée. Le traitement de la photographie m’est donc très personnel. J’ai puisé naturellement dans mes deux cultures d’origine pour penser l’esthétique du film, avec le chef opérateur.

Le son permet de faire exister un hors champ très important dans le film…

  • J’ai choisi de travailler le son en off, donc il y a toujours quelque chose qui entoure mes personnages. Beaucoup de gens gravitent hors champ, mais on n’entend que leurs voix. Cela se justifie par ma volonté, dès le départ, de me centrer sur mon trio. En dehors des interactions qu’entretiennent mes personnages à l’association par exemple, on ne voit pas les autres protagonistes ou peu.

Quand Jamel sort de prison, c’est Noura qui connaît l’enfermement. Pouvez-vous nous parler de ce thème qui traverse tout le film et qui se traduit aussi dans l’absence de champ pour les personnages ?

  • On m’avait déjà fait remarquer, à l’occasion de mes films précédents, que j’enfermais mes personnages dans le cadre. Si je le fais, c’est inconsciemment pour les mettre en valeur. Peut-être est-ce pour moi une manière de rentrer dans leur psyché et d’être proche d’eux ? On se doute bien que, lorsqu’ils sont au café, il y a du monde autour mais je me concentre sur eux. J’ai fait en sorte de filmer les autres personnages de dos. On ne voit pas de visages. Je ne voulais pas d’autres regards qui attirent l’oeil. Il y a des présences comme en prison, mais filmées au mieux de profil. En revanche, si l’on voit la collègue de Noura, c’est parce qu’elle est importante. On ne sait pas si c’est elle ou le flic corrompu qui a dénoncé Noura. Mon objectif avec ces cadres circonscrits, c’était aussi de faire sentir qu’il y a des regards hors champ qui pèsent sur Noura. Hend Sabri le fait sentir en plus à travers son jeu et son comportement.

Tout votre film porte la marque de l’engagement, de son sujet à ses acteurs, impliqués chacun dans différentes causes…

  • Avec ce film, on compte faire vaciller cette loi sur l’adultère.
    Mon cinéma est toujours un peu politique et si l’on peut faire quelque chose grâce à un film, alors on s’en sert.
    Ce qui me rapproche de mes acteurs, ce sont avant tout nos caractères passionnés. Cela peut faire peur au début, mais on a travaillé dans une grande confiance mutuelle.
    Je pense que nous savions très bien où nous voulions aller. Lotfi Abdelli est effectivement engagé politiquement. Il critique beaucoup le système. La cause politique est sa priorité et il est courageux dans ses prises de position.
    Amorcer ce virage était plus compliqué pour Hend Sabri, engagée elle aussi dans différentes causes caritatives car, ici, elle défend le droit d’aimer. C’est un choix très courageux de sa part et elle n’hésite pas à utiliser son statut de star. Je suis plus virulente qu’elle, sans pour autant verser dans un féminisme extrémiste. J’aime mes personnages masculins et la prouesse d’acteurs que m’ont offerts Lotfi Abdelli et Hakim Boumsaoudi. Je travaillais avec la même intensité avec chacun d’entre eux. C’est pour cette raison que j’ai essayé de nuancer le personnage de Jamel, en montrant son côté humain avec ses enfants. J’ai tenté de trouver un équilibre entre tous ces personnages pour ne pas me servir des hommes comme d’un punching-ball. Avant d’être féministe, je suis avant tout une humaniste. Je refuse toutes les inégalités, qu’elles concernent les hommes ou les femmes. C’est l’inégalité par principe qui est révoltante.

Quelle réception attendez-vous du film ? Pensez-vous faire bouger les lignes grâce à lui ?

  • Le film va permettre des débats sur les rapports hommes-femmes, même si je ne suis pas dans la sociologie mais dans le cinéma. Il ne passera pas inaperçu dans le monde arabe. En Tunisie, il y a longtemps que Hend Sabri n’a pas été vue à l’écran. Elle a fait un film il y a 15 ans. Ici, elle transgresse, en parlant d’une manière vulgaire. On a reproduit le langage de la rue. Outre le langage qui pourra susciter des réactions, il y aura bien sûr le sujet de l’adultère. Je vais faire des débats dans toute la Tunisie.
    Cela va secouer des interdits et ce sera sans doute difficile dans certains pays arabes où les femmes sont lapidées.
    C’est pour cette raison que j’ai essayé de raconter le film à travers le prisme de Noura, pour que les détracteurs n’aient pas d’arguments. Si j’ai construit cette histoire de vengeance, c’est pour savoir s’ils sont capables d’en accepter une aussi abjecte plutôt que d’accepter une histoire d’amour. Si j’ai été aussi loin dans cette vengeance, c’est pour faire accepter mon personnage féminin et ce qu’elle vit. Ce film va être une vraie bataille et je suis prête à l’affronter.

Source : Dossier de presse de la sortie en France.


 

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