LE CINÉMA DE LA FEMME EN TUNISIE

Par Mahmoud Jemni pour cinematunisien.com

Cette étude, datant des années 2000, jette les bases de l’avènement du cinéma au féminin en Tunisie depuis ses pionnières, Haydée Tamzali en tête.

Depuis son avènement, le 7ème Art a été totalement investi par les hommes. La femme y occupait des postes accessoires. Elle a mis du temps à changer de rôle et devenir «faiseuse d’images», après avoir été longtemps «objet de regard».

Le jeune cinéma tunisien n’a pas échappé à cette règle, sauf dans le cas de Haydée Tamzali, véritable figure de proue de notre cinéma. Haydée s’est éteinte le 20 août 1998 à l’âge de 92 ans. Elle a servi le cinéma tunisien dès ses premiers balbutiements. Haydée Tamzali a successivement campé le rôle principal dans le court-métrage «Zohra» en 1922 et dans le premier long-métrage tunisien «Ain El Ghazel» en 1924. Ces deux films ont été dirigés par son père, Albert Samama Chikly, pionnier du cinéma tunisien. Haydée avait écrit le scénario du second film. Son professionnalisme de jeune scénariste et d’actrice lui valut la proposition d’un contrat à Hollywood par Rex Ingram.

Le nombre de femmes ayant accédé à la réalisation est relativement important. Les dix réalisatrices de la Tunisie indépendante forment à peu près le quart de la corporation. Par contre, leurs productions sont limitées. Elles ont produit 6 longs-métrages et une quarantaine de courts-métrages. Cependant, quelle que soit l’importance du corpus, peut-on parler de tendances précises dans le cinéma de la femme en Tunisie ? Y a-t-il, autrement dit, des similitudes et/ou une sensibilité féminine spécifiques ?

Avant de répondre, un détour contextuel et «d’historisation» s’impose.

L’image de la femme dans le paysage filmique tunisien

Bien qu’une diversification apparente règne entre les réalisateurs tunisiens, la thématique féministe est omniprésente dans leurs œuvres. Mais comment la femme a-t-elle été représentée ?

Dans une profonde et intéressante étude couvrant une vingtaine de longs-métrages réalisés entre 1968 et 1980, le célèbre critique et réalisateur Férid Boughédir montre que la femme est la figure centrale de presque tous les films tunisiens. Elle est représentée soit comme victime de siècles de traditions injustes, soit comme gardienne de la tradition, pour la préserver. Elle n’a jamais été représentée comme la femme fatale, entraînant les hommes à leur perte. La femme pécheresse, rôle récurrent dans d’autres cinémas, n’a pas eu de place dans le cinéma tunisien.

«Le cinéma tunisien n’est jamais misogyne» affirme Boughédir. La femme tient une place prépondérante dans les films analysés. Elle est souvent mère, dominatrice, voire castratrice. Par contre, le père est défaillant ou négatif. Il meurt, parfois, dès le début du film. «Dans le meilleur des cas, il est vivant mais muet, laissant la parole à la femme» atteste toujours Férid Boughédir.

Le regard de l’homme sur la femme s’est métamorphosé avec «Aziza» (1980) d’Abdellatif Ben Ammar. La jeune protagoniste, après son passage de la Médina à la nouvelle cité populaire, va découvrir progressivement la condition de la femme et refuser dorénavant toute soumission ou dépendance vis-à-vis de l’homme. En somme, elle est présentée comme l’égale de l’homme. Ce changement intervient après l’échec de l’expérience socialisante et la promulgation de la loi 72, permettant aux investisseurs étrangers de s’installer en Tunisie, période à laquelle les femmes ont été massivement recrutées.

Quatre autres films retiennent notre attention et méritent d’être évoqués. Ces œuvres reflètent de nouveaux regards et témoignent d’une nouvelle décennie : celle des années 90. Férid Boughdir a, à notre sens, inauguré une esthétique du corps, dans ses deux films, «Halfaouine. L’enfant des terrasses» (1990) et «Un été à la Goulette» (1995).

Dans le second film, il a exhibé le corps de sa jeune héroïne, Sonia Mankaï, comme il avait dévoilé auparavant la nudité de la femme au hammam dans «L’enfant des Terrasses». Le jeune adolescent qui va quitter le monde des femmes, où règne douceur et tendresse, éprouve le plaisir de regarder des scènes de nu. Mais c’est un plaisir innocent, tant que l’innocence (celle du réalisateur et du spectateur) est l’expression libre de son intérieur et celle de la liberté du regard sur le monde du non-dit.

Avec «Tunisiennes (Bent familia)» (1997), Nouri Bouzid livre un regard sur une partie cachée de notre société : la vie intime du couple. Il s’attache à montrer l’éveil progressif de la conscience de ses trois héroïnes, qui doivent conquérir leur dignité et leur liberté chaque jour remises en cause, mettre en place d’autres modes de vie et faire l’apprentissage de leur sexualité et de leur corps.

Dans l’élan de générosité des sentiments, la rivalité cède la place à l’amitié et à la complicité entre Amel et Aïcha, héroïnes du film «Sois mon amie» de Naceur Ktari, projeté en avant-première le 15 août 2000. Aïcha est une jeune artiste non-conformiste qui refuse l’ordre du mariage. Quant à Amel, elle représente l’épouse fidèle et l’excellente femme d’affaires. Son mari, Slah, est metteur en scène de théâtre. Il a été interné. À sa sortie de l’hôpital, il renverse la ravissante Aïcha. Cet accident constitue le contexte de la relation entre Slah et Aïcha, où le désir unilatéral (de Slah) est manifeste.

L’intelligence, la clairvoyance et la complicité des deux femmes, rivales au début, ont aidé Slah à retrouver son équilibre et à réaliser son projet théâtral.

Naceur Ktari insiste, aussi, sur la possibilité du dépassement du côté charnel de la relation homme/femme pour faire primer l’amitié. La femme pour lui n’est plus une mère ou une épouse, mais un modèle à suivre et auquel s’identifier. Amel est une véritable femme-courage prête à tout pour construire et réussir sa vie de couple et sa vie professionnelle.

L’éveil d’une expression féminine

1966 est une année-repère qui marque les débuts du cinéma de la femme en Tunisie.
 Ouvrant la marche avec son documentaire «Chéchia» réalisé en 1966, Sophie Ferchiou, anthropologue de formation, a trouvé dans le cinéma un excellent moyen de mener ses enquêtes.
 Elle doit la maîtrise des techniques cinématographiques au comité du film ethnographique du Musée de l’Homme à Paris. Selma Baccar, dix ans après son aînée Sophie Ferchiou, fut la première réalisatrice tunisienne à ouvrir la porte de la fiction, jusque-là domaine des hommes.

Pendant que Sophie Ferchiou scrutait la réalité lors de ses enquêtes anthropologiques à travers la Tunisie, de jeunes tunisiennes suivaient des cours dans le fameux IDHEC à Paris. Elles s’étaient spécialisées dans le montage. Moufida Tletli et Kalthoum Bornaz, toutes deux détentrices de diplômes de montage, sont venues relativement tard à la réalisation. Nos deux cinéastes continuent à faire le montage des films. Les qualités de Moufida Tletli comme chef-monteuse sont remarquables.

À ces deux académiciennes s’en ajoutent deux autres, Néjiba Ben Mabrouk, cadette de Moufida Tletli et Kalthoum Bornaz, ainsi que la jeune espoir du cinéma tunisien Raja Amari. Elles sont respectivement diplômées de l’INSAS (Bruxelles) et de la FEMIS (Paris).

Fatma Skandarani est un cas à part. Diplômée de l’Institut des Études Théâtrales, où elle a suivi une formation de 1962 à 1965, elle figure parmi l’équipe qui a veillé sur le lancement de la télévision nationale. Outre ses activités de réalisatrice de TV, elle a travaillé en 16 mm, voire en 35 mm.

Son film «Médina ma mémoire» est incontestablement le meilleur court-métrage de la 12ème session des JCC en 1988. Une œuvre qui témoigne d’une sensibilité, d’un art et d’un savoir-faire exemplaires.

Les autres cinéastes ont accédé à la réalisation grâce à l’assistanat. Nadia El Fani, par exemple, était 2ème assistante de Polanski, ainsi que de plusieurs autres réalisateurs, tant tunisiens qu’étrangers.

Selma Baccar, avant d’assumer la fonction de réalisatrice, a évolué dans le cinéma-amateur tunisien. À la suite de ses études à l’IFC (Institut Français du Cinéma), elle a intégré la TV tunisienne. Selma Baccar a exercé diverses fonctions : assistante, régisseur général, productrice et, enfin, réalisatrice.

Après cet exposé, cherchons les similitudes et définissons les spécificités du cinéma de la femme en Tunisie.

Cinéma d’auteur

Tous les films réalisés par les cinéastes tunisiennes sont des films d’auteur, avec toutes les difficultés que cela comporte. Car, à notre avis, il serait difficile de parler d’une vraie industrie cinématographique en Tunisie : un marché trop limité (moins de 50 salles dans le pays), des structures de production privée insignifiantes. La SATPEC et le complexe industriel à Gammarth ont été liquidés. Pourtant, à leur création, tous les espoirs s’étaient portés sur ces structures étatiques : la première, pour ses prestations et la seconde pour ses travaux techniques : développement, montage, auditorium…

Des héroïnes jeunes

Fatma, Sabra, Alia, Nozha et tant d’autres sont des jeunes, voire plus précisément des adolescentes. Fatma, la protagoniste du film «Fatma 75» est une étudiante qui doit présenter un exposé pour apporter l’éclairage nécessaire sur l’émancipation de la femme en Tunisie. Sabra, l’héroïne de «La trace», victime du harcèlement des hommes, a dû renoncer à ses études. Elle ne pense qu’à fuir son milieu, peu propice à l’indépendance et à la dignité. Alia, dans «Les silences du palais», s’insurge en s’identifiant au pays à la quête du père, dans un silence douloureux, rompu par des cris. Pour prouver sa détermination et aller jusqu’au bout de sa révolte, elle a gardé l’enfant qu’elle porte de Lotfi. Qu’il soit une fille, fille synonyme de révolte, d’indépendance et de liberté !

C’est à travers les yeux de la petite fille que nous découvrons la médina. Cette petite fille nous a invités à une balade à travers les âges et les ruelles de «Médina ma mémoire». Nozha, dans «Keswa», revient au pays avec un sentiment d’échec. Pour faire plaisir à sa mère, elle accepte de revêtir la lourde keswa pour la noce de son frère. Un incident cocasse mènera Nozha à chercher cette noce à travers Tunis, ses fêtes et sa magie. Une jeune tunisienne accoudée au comptoir d’un bar, sirotant une bière, est la protagoniste de «Fifty fifty mon amour» de Nadia El Fani. Selma, dans «Héritage» de Najwa Tlili, se trouve confrontée, après son retour au pays, à une réalité qu’elle n’accepte pas.

Nombreux sont les personnages de jeunes femmes dans les films réalisés par les cinéastes tunisiennes. Ces personnages rompent avec l’image de la femme représentée dans les vingt premiers films dirigés par des cinéastes-hommes dans une Tunisie indépendante.

Films traitant du passé.

Le retour au passé national, familial voire tribal, est massif, qu’il soit un passé proche ou lointain. Nombreuses sont les réalisatrices qui ont abordé ce sujet. Aucune action ne se déroule dans le futur. Toute action puise sa substance dans le passé, même lorsqu’elle se déroule au présent. La jeune étudiante dans « Fatma 75 » agit au présent pour la préparation de son exposé. Mais l’essentiel de ses propos est réparti sur un axe de temps allant de l’histoire ancienne de la Tunisie jusqu’à  1975, consacrée année internationale de la femme.

Le retour au passé lointain, on le trouve chez Nadia El Fani, dans son court-métrage «Tanitez-moi» (1993). Ce film aborde la rencontre entre la déesse Tanit et Alyssa, fondatrice de Carthage. Najwa Tlili, dans «Héritage», a un autre regard sur les coutumes de son enfance. Cette prise de position atteste en faveur d’un nouveau  rapport avec un passé, ou plutôt le passé des habitants de Feriana qui descendent de l’ancêtre Sidi Tlili.

«La danse du feu» de Selma Baccar retrace une période culturellement faste en Tunisie : les années 30. «Les silences du palais» exhume des souvenirs vécus dans un palais beylical à la veille de l’indépendance. «Trésor» (1993) de Mounira Bhar et «Médina ma Mémoire» (1998) de Fatma Skadarani retracent tous les deux, à travers une fiction légère et intelligente, le passé proche où les tunisois vivaient dans la médina.

«Regard de Mouette», court-métrage de Kalthoum Bornaz, réalisé en 1992, exprime l’amertume du personnage et le regret d’un monde qui n’existe plus. Tout cela à travers des visages, des objets et des silhouettes furtives qui rappellent un passé meilleur. L’idée du passé meilleur, on la trouve chez Nozha dans «Keswa». Cette jeune dame renoue avec sa ville à travers une balade nocturne. Kalthoum Bornaz est la réalisatrice qui, à notre avis, a le plus évoqué le passé proche.

«La Saison des Hommes», deuxième long-métrage de Moufida Tletli regroupe trois générations : il remonte donc dans le passé. A l’exception de quelques rares films, comme par exemple «Itinéraires» (1991) de Mounira Bhar, «Pour le Plaisir» (1992) de Nadia El Fani, «Les Ménagères dans l’agriculture» de Sophie Ferchiou, toutes les œuvres ont, d’une façon ou d’une autre, renoué avec le passé, thème fort et très présent dans le cinéma tunisien.

La dimension autobiographique.

Les œuvres suivantes reflètent la dimension autobiographique chez quatre de nos réalisatrices. Najia Ben Mabrouk fait suivre à Sabra, héroïne de son premier long-métrage, «La Trace», le même itinéraire que celui qui l’a conduite à s’installer à l’étranger. «Les Silences du palais» fait suite aux circonstances de la mort de la mère de Moufida Tletli. Certes, les situations du film n’ont rien à voir avec sa propre vie. Toutefois, l’investissement de la réalisatrice par rapport aux personnages met en exergue la dimension autobiographique. Najoua Tlili et Nadia El Fani nous font part de situations qu’elles ont vécues. Dans «Héritage» et «Fifty fifty mon amour», chacune d’elle évoque le retour au pays et la confrontation à un mode de vie codifié selon la tradition.
Ces films autobiographiques n’exposent pas le vécu personnel pour soutirer ou quémander le soutien du spectateur. Au contraire, ils incitent à l’interrogation et la réflexion.

Le style

La différence des styles est nette. On peut dire qu’il y autant de styles que de réalisatrices. Mais trois façons d’écrire retiennent notre attention. L’aspect pamphlétaire chez Selma Baccar dans «Fatma 75» et Najia Ben Mabrouk dans «À la recherche de Cheïma» (1992).

Najia Ben Mabrouk a été la seule réalisatrice à partir à Baghdad au lendemain de la guerre. Son œuvre est un cri contre la violence et la barbarie. Le désespoir, la destruction et la mort en direct crèvent l’écran. La même réalisatrice dresse un réquisitoire dans «La trace», et adopte une démarche qui ne concède rien aux facilités de la narration. Son style est sec et rigoureux. Elle incite le spectateur à aller de l’avant. Elle est proche de Nadia El Fani, qui aime choquer et mettre le spectateur devant le fait accompli, contrairement à Moufida Tletli, connue pour son style lyrique.

La dimension didactique.

La quasi-totalité des œuvres de Sophie Ferchiou et de Fatma Skandarani sont des films didactiques. À cette catégorie, l’on peut ajouter «Tanitez-moi» de Nadia El Fani et «Fatma 75» de Selma Baccar. Il ne s’agit point d’un didactisme naïf, mais d’un didactisme imposé, tant par le contenu que par la structure du film.

Deux lieux distincts.

Les actions des films des réalisatrices tunisiennes se passent souvent dans le nord et rarement dans le sud. Najoua Tlili nous a donné de belles images de sa région natale du sud. L’action de «La trace» se passe en grande partie dans un village minier du sud tunisien. «Mille et une chamelles», de Fatma Skandarani, nous fait découvrir la beauté du Sahara  à travers le voyage initiatique d’un jeune homme. Moufida Tletli a choisi pour son deuxième long-métrage un cadre spatial relevant du sud : Djerba.

Les autres films se déroulent dans le nord, et plus précisément dans la capitale, Tunis. La capitale est souvent évoquée explicitement. Sinon, ses places, ses monuments, son urbanisme font parler d’elle. Echappent à cette opposition de lieux les films qui bercent l’imaginaire de Fatma Skandarani, certains courts-métrages de Sophie Ferchiou, et «À la recherche de Cheïma» car son action se déroule en dehors du territoire tunisien.

En guise de conclusion

Malgré son jeune âge et son répertoire limité, le cinéma de la femme en Tunisie présente une sensibilité spécifique, sous-tendue par une expression particulière. Les différents regards et individualités veulent servir avant tout la cause de la femme, en donnant d’elle une image non stéréotypée, relatant l’évolution de la société tunisienne.

Mahmoud JEMNI


Ajouté le : 2017-03-01 23:12:10


 

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